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Sous les couvertures...

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C'est le jour C! C comme Couverture: celle de Songe à la douceur, qui sortira le 24 août. La voici!


('C'est les couleurs de la NRF!' s'est enthousiasmée ma mère, qui ne perd pas espoir que je finisse un jour par écrire de la vraie littérature.)

C comme Courbes, Circonvolutions, Clarté - j'adore cette typo bouclée et noueuse, qui tricote les fils de deux vies, et offre une promesse de romantisme (sera-t-elle réalisée, that is the question...)

Mais aussi, et pour l'occasion, le jour C comme Claudine...

Qui est Claudine? Claudine Devey, chanceuse porteuse d'un prénom colettien que j'adore, est la graphiste de Sarbacane. Après une formation en arts appliqués à Lyon Bellecour et à Toulouse, elle a travaillé comme graphiste dans plusieurs maisons avant de se faire kidnapper par les Sarbacaniens. Arrivée là-bas en 2014, elle a dynamisé, modernisé... pour ne pas dire révolutionné les couvertures de la collection Exprim'. On lui doit par exemple:




 


On voit à quel point ce travail est véritablement celui d'une artiste composant un corpus d'images, visuellement cohérent, personnel - une oeuvre, tout simplement. De livre en livre, on retrouve sa patte, son style - sa voix. Mais chaque récit étant différent, elle déploie aussi d'autres tons, d'autres nuances, d'autres jeux de textures et de couleurs, et juge de là où il faut placer une photo, et là où il faut mettre une image stylisée.

Voici une mini-interview exclusive de Claudine quant à la réalisation de la couverture de Songe:

La raison de Claudine
(désolée j'ai pas pu résister)

J'imaginais vraiment une composition typographique pour cette couverture, quelque chose de léger, aérien, et poétique.
J'ai donc orienté mes recherches de typos sur le site my fonts : 
dans les scriptes.
J'ai fait une première composition sur photoshop, que j'ai ensuite imprimée,
pour la redessiner et apporter quelques ajustements 
(d'abord sur calque sur A4).
Le dessin du titre était fait, mais il y avait trop d'aspérités.
Il a donc fallu ré-imprimer cette composition sur un format plus grand (A3), pour la re dessiner encore une fois :
les courbes des lettres étaient alors plus lisses, plus précises.


En mars, j'ai eu la chance de voir, dans les bureaux de Sarbacane, ce fameux calque A3:



C'est extrêmement impressionnant d'avoir devant les yeux cette typo splendide réalisée à la main, personnalisée pour ce livre-là et pas un autre. On voit immédiatement la différence entre un tel travail et l'application d'une typo-type, même jolie, à un dessin ou une photo d'une banque d'images.

Ensuite, il y a la question des couleurs. Voici quelques exemples de couleurs proposées pour Songe à la douceur:



Et une photo tout à fait dégueu que j'ai prise moi-même avec mes petits doigts tremblants dans les bureaux de Sarba:


(ça fout un peu la pression ce SONGE A LA DOUCEUR répété cinq fois, je vous l'accorde. SONGES-Y OK!??!!)

On va finir avec C aussi comme Choix (celui de l'auteur/e). L'occasion de répondre à quelques questions qui reviennent souvent...
  • Question numéro un: C'est toi qui choisis ta couverture? 
Non, dans le sens où généralement, l'auteur/e n'a strictement aucun rôle autre que de suggestion (/persuasion, séduction, roucoulement, etc) dans les premières décisions concernant la couverture. Pour Songe, je voyais bien une stylisation du tableau de Caillebotte 'Le jeune homme à la fenêtre' (qui a une place assez importante dans l'histoire), mais c'est la seule suggestion que j'ai faite (et qui n'a pas été sélectionnée tavu).

pourtant c'était tellement vendeur
La plupart du temps, mais ce n'est pas du tout une norme ni une généralité, on a un choix, ou plutôt un rôle consultatif plus appuyé, dans un deuxième temps. L'éditeur nous envoie plusieurs propositions de couvertures pour nous demander notre avis. Dans le cas de Songe, c'était seulement une question de couleurs (entre les deux bleues et la NRF).

Mais parfois c'est vraiment une question d'image principale; par exemple, pour Comme des images, on (Tibo et Fred) m'avait envoyé ces quatre-là:





Et là il y a une stratégie que j'appellerais 'Tiboesque' ou 'Fredesque' - nos deux Sarbacaniens étant tous deux friands de cette rhétorique - qui consiste à dire:
Tu préfères laquelle? Nous on a notre petite préférée déjà...
Alors moi:
Oh chouette! je préfère l'une des deux premières!
Et là tu reçois une réponse qui dit:
Ah bon??? nous on DETESTE les deux premières. Non, clairement c'est l'une des deux dernières qu'il faut.
Moi:
Mais alors euh pourquoi vous m'avez proposé les deux premières?
Tibo/ Fred:
Aaaah, je suis content que tu préfères aussi celle qu'on préfère! Voili voilà. C'était cool t'as vu comme on t'a donné l'impression d'avoir le choix, hein? 
Moi:
C'était super merci wow
Stratégie que je conseille aux parents de jeunes enfants: 'Tu préfères une purée de carottes ou un Snickers?''Un Snick-''Très bon choix mon petit lapin, splish splosh, une cuillère pour papa, une cuillère pour maman...'
  • Question numéro deux: qu'est-ce qui se passe si tu détestes ta couverture? 
Ben t'es triste et tu t'en plains amèrement avec d'autres auteur/es autour d'un mojito aux fraises (suivez mon regard). Il y a plein d'auteur/es qui détestent toutes ou certaines de leurs couvertures. Certain/es auteur/es sont expert/es en détestation de couvertures - je pense qu'il y a quelque chose de très profond là-dedans, parce que c'est vraiment le visage de ton livre, et c'est dur de ne pas avoir le contrôle.

Il est vrai qu'une couverture 'ratée', ou pas tout à fait appropriée, peut ruiner la vie d'un livre. J'ai été extrêmement échaudée par la couverture de mon premier livre de Sesame Seade en Angleterre, illustrée par Sarah Horne - je la trouve tout à fait réussie, mais je ne m'étais pas aperçue à quel point une simple bandelette rose en haut la marquerait comme 'livre de fille'. J'ai été estomaquée quand une amie m'a dit, comme si c'était une évidence, qu'elle n'allait pas acheter le livre à son fils parce que 'it's pink'. 'It's not pink', lui ai-je dit, il y a 1cm de pink pour 20 de blue. Mais c'est déjà trop de pink pour ces gens-là. A mon grand malheur, ce roman qui roule à 200 à l'heure, complètement androgyne, n'a été lu que par très peu de garçons.


Très frustrée par cette histoire, j'ai réagi catégoriquement quand Tibo m'a proposé une couv pour Carambol'anges qui était rose:


Pour moi, c'était absolument hors de question: ça n'avait rien à voir avec l'esthétique (j'aimais bien le côté carambar), mais je ne m'étais pas cassé la tête à faire un/e héro/ïne entièrement dégenré/e pour qu'on fasse une couv qui marquerait le bouquin comme 'pour filles'. J'ai persécuté Tibo et Claudine et les ai corrompus avec des chouquettes (authentiques) jusqu'à ce qu'ils acceptent de rendre les couleurs 'neutres', c'est-à-dire (je ne cautionne pas cet état de fait, je précise), dans des tons bleus.

(Tant qu'on est sur ce sujet: Tom Lévêque cherche des ados pour répondre à un questionnaire pour sa recherche de master sur les représentations du masculin en littérature ado. C'est un projet extrêmement précieux car c'est une question rarement abordée en recherche universitaire en LJ. Donc va l'aider, si t'es encore jeune... moi j'ai plus l'âge! Il est aussi question de couvertures, et ça se passe là-bas!)

J'en suis très heureuse maintenant, car Carambol'anges est vraiment lu et apprécié par des petits garçons. 

Donc, il n'est pas impossible de faire ployer les éditeurs et graphistes, mais seulement avec des arguments précis et en béton. Il n'est pas inutile aussi d'être porteuse du gène CH1Eu5E, niveau expert, et d'être prête à sacrifier une partie de ses droits d'auteur à la boulangerie du coin pour amadouer les troupes.
  • Question numéro trois: t'as des images de couvertures qu'on n'aurait pas vues à nous montrer?
Puisque tu me le demandes si gentiment...! tiens, voici un essai très ancien (que j'adore) pour Les petites reines, réalisé par Claudine:


Très anglais, et très gracieux, mais trop calme comparé à l'actuel, évidemment...

Voici aussi une image sympa d'une calibration de 'plat' pour le deuxième tome de Sesame Seade, Gargoyles Gone AWOL. C'est un jeu subtil pour l'illustratrice, Sarah Horne, qui doit créer une image continue mais qui s'adapte aux divers blocs de texte d'une couverture (clikpouragrandir):


Quand la couverture aura été révélée pour mon prochain petit album avec Maisie Shearring, Va jouer avec le petit garçon (dont je ne vous ai pas encore parlé), je reviendrai sur cette question, car c'est très intéressant les discussions qu'on a eues.
  • Question bonus: Quel est le meilleur billet de blog jamais écrit sur les couvertures de livres jeunesse? 
C'est celui-là, sur le blog d'Allez vous faire lire, de Julia Lupiot: 'Délit de faciès, ou la couverture ratée'. Extrêmement instructif, drôle et qui touche à plein de sujets différents. Comme vous n'avez pas encore assez procrastiné aujourd'hui, il faut y aller directement. Off you go! Enjoy!

Samedi prochain...

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... vous pourrez assister, for the very first timeà une lecture de la pièce de théâtre Les petites reines, adaptée et mise en scène par Justine Heynemann et Rachel Arditi, avec Justine Bachelet, Barbara Bolotner, Manon Combes et Mounir Margoum!



Ca se passera le samedi 21 mai, 14h15 au Centre Culturel de Courbevoie, dans le cadre du festival des Mots Libres, et ensuite il y aura un échange avec les comédien/nes et moi. Vous pouvez réserver (gratuitement) ici!

Tous les renseignements sur l'événement sont ici.

Je n'en sais pas plus que vous sur l'adaptation, ce sera donc génial (et étrange!) d'en apercevoir des morceaux et de rencontrer les comédien/nes. La tournée commencera l'année prochaine.

A samedi!


La Louve Incorruptible...

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J'étais en plein séminaire quand j'ai commencé à recevoir des textos d'une certaine bonne amie avec qui je partage occasionnellement gossips et milk-shakes, m'annonçant...

... que La louve a reçu le Prix des Incorruptibles 2015-2016!

Je suis à la fois stupéfaite (honnêtement, je pensais que le ou la gagnant/e l'aurait su à l'avance) et absolument désolée, du coup, car ni moi ni Antoine n'étions à la remise du prix. Je ferai amende honorable bientôt, promis!

Les chiffres donnent le vertige: plus de 37 000 enfants sur 102 000 ont voté pour La louve. Les adultes ont aussi plébiscité le livre.

Quelle belle histoire que celle de ce petit conte, qui reste l'un de mes livres chéris préférés depuis le tout début. Je l'avais écrit pour J'aime Lire, il m'a été retoqué en comité éditorial: trop flippant. Ensuite, il est passé entre les mains d'à peu près tout le monde. Seules les éditions Alice (merci, Mélanie Roland!) y ont cru. Mais c'est grâce à Antoine Déprez, à ses peintures sublimes, que l'histoire a pris son envol.

La louve est pour moi un super exemple, quand je viens dans les classes, du rôle narratif et autorial de l'illustrateur. Souvent les enfants sont outrés d'apprendre que je ne 'choisis pas'  'mon' illustrateur, comme si c'était un/e exécutant/e qui m'appartenait personnellement. Non, je n'élève pas d'illustrateurs dans mon jardin pour me faire des dessins quand j'ai une bonne idée d'histoire.

C'est toujours un travail d'auteur à deux.

Antoine et moi avons travaillé ensemble sur l'histoire de La louve. Par exemple, la colombe de glace, qui dans l'original se trouvait posée sur une pierre, est maintenant sur un perchoir. Ce n'était pas pour 'faire joli'. C'est parce que la colombe, sublime mais menaçante, est un oiseau qui apporte la maladie et la mort. Il doit surplomber tout le monde: regarder de haut. Et au fur et à mesure qu'elle fond, c'est le perchoir lui-même, bientôt un simple bâton, qui devient terrifiant. On a une image magnifique du village déserté pendant la fonte des glaces, qui commence à ressembler à un gibet...

Ce sont des choix narratifs, pas décoratifs, et c'est ça l'illustration.


Antoine a aussi changé la toute dernière image du livre. D'abord, c'était celle-ci:

Je ne vais pas spoiler notre bouquin, mais ceux et celles qui l'ont lu sauront que l'image finale est différente; en fait, elle est exactement inversée: ce sont les enfants au premier plan, la louve derrière.

L'effet est fascinant: le lecteur dans le premier cas se retrouve 'avec' la louve, dans le second cas 'du côté' des enfants. Antoine a choisi de terminer le livre du côté des humains, avec une distance par rapport à la louve, qui reste à jamais hors de portée. 

C'est un choix d'illustration, donc de narration.

Et je continue, à mon grand bonheur, à travailler avec lui puisque - scoop! - nous sortirons à un moment ou à un autre (je ne sais pas encore quand) une autre histoire, qui a un air de famille avec La louve, mais juste ça - une ressemblance, pas une suite.

Il y aura à nouveau des enfants et un village, et une rivière à traverser. Mais pour le reste, des chats, et une trouble histoire cachée...

J'ai vu cette année l'effet incroyable de la sélection Incos; ce livre qui était passé totalement inaperçu m'a soudain valu des emails de parents et de profs de la France entière. Je suis ravie, ravie, ravie qu'il ait été tant lu. Et ravie qu'il ait été lu aussi en la compagnie d'autres livres superbes, certains écrits et/ou illustrés par des ami/es, et qui ont eux aussi reçu des dizaines de milliers de votes. La sélection complète est ici, et la liste des lauréats !

Bises glacées, et merci aux 37 000 et quelques louveteaux.

La pizza qu'on croyait avoir ratée, et en fait non

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(NDLR: Cet espace est gracieusement prêté par l'auteure de ce blog à Mireille Laplanche, qui se trouve avoir une recette à raconter.)

Che-è-r-e-s fans de recettes légères et quasi sans gluten,

Voici un nouvel épisode inopiné dans nos aventures cuisinières (nous, c'est moi, Astrid et Hakima, évidemment), après l'histoire de nos boudinesques réalisations dans un certain livre. Cet épisode inédit s'intitule La Pizza Qu'on Croyait Avoir Ratée, Et En Fait Non (LPQCAREEFN)

L'histoire commence ainsi.

L'autre jour, j'escorte Maman (précédée de quarante-sept minutes par son ventre ultra-enceint) dans un magasin de meubles design parfaitement boring où il est indispensable qu'elle achète, paraît-il, un lit à bascule de fabrication finlandaise pour l'enfant à naître. Le lit à bascule, je précise, doit basculer de droite à gauche et non d'avant en arrière; dans le premier cas, comme il a été prouvé par la Science Pédiatrique, à laquelle Maman a eu accès sous forme d'un article dans Madame Figaro, Jacques-Aurélien sera stimulé intellectuellement de multiples manières. Dans le second cas, c'est reflux gastrique assuré, et il faudra faire appel aux légions de tout petits pompiers turquoise qui, selon la pub, sont en mission permanente dans toute bouteille de Gaviscon.

Bref, tandis que ma mère calcule avec un rapporteur en plastique et une application iphone pour parents hyperanxieux l'angle de bascule du lit à quatre cent dix euros qui durera tout au plus six mois (à moins que le petit frère se révèle faire la taille d'un Playmobil, ce qui m'étonnerait étant donné la circonférence actuelle de sa génitrice), je fais le tour de ce magasin design et tombe en arrêt devant un étalage tout à fait inattendu de coupe-pizzas:


Des coupe-pizzas en forme de vélos. Oui, mesdames et messieurs! En d'autres termes, des coupe-pizzas avec mon nom écrit dessus, ainsi que ceux de mes deux co-boudinettes. Un véritable autel à notre sportivité et à notre gourmandise.

Illico, je photographie l'étalage, en prenant soin de cadrer les mugs kitschissimes juste dessous qui mettront sans doute Astrid en extase, et j'expédie ça aux deux intéressées. L'effet est immédiat: alerte orange inondations, on signale trois paires de glandes salivaires suractivées dans Bourg-en-Bresse.

Il est impératif, m'annonce un texto d'Astrid, qu'on aille manger une pizza immédiatement, avec ou sans coupe-pizza en forme de vélo.

Hakima, qui met un peu plus de temps pour répondre parce qu'elle s'habitue à son nouveau smartphone que ses parents ont accepté de lui acheter si elle promettait de ne pas 'écrire des M&M's à des garçons', ajoute à notre conversation: 'J'ai trop trop envie d'une pizza aux hanches.'

Moi: 'Comme je te comprends, Hakima! moi aussi, je rêve d'une pizza drapée sur mes hanches, d'une autre roulée autour de mon cou, d'une calzone en guise de petit bob, et enfin d'un soutien-gorge en pizza, gracieusement dentelé de fils de mozzarella.'

Hakima: 'aux anxieux.'
Hakima: '!!!'
Hakima: 'anchois'

Preuve qu'Hakima, 1) a encore du mal avec la saisie intuitive, 2) partage avec les Tortues Ninja un amour inexplicable pour les pizzas entièrement gâchées par la présence de minuscules poissons ultra salés et pleins d'arêtes.

Astrid: 'on se retrouve à Quatro fromagi dans 10 min?'
Moi: 'je peux pas, ma mère achète un lit microscopique à bascule.'
Astrid: 'dans 20 min?'
Moi: 'ça risque d'être long, elle est en train de le démonter pour voir s'il y a des petites parties susceptibles d'être avalées'
Hakima: 'dans 30 min?'
Moi: 'j'ai une meilleure idée'
Astrid: 'oh non -_-'
Hakima: 'qu'est-ce que ça va être encore'
Moi: 'On se retrouve cet aprem et on FAIT une pizza!'

Pas de réponse.

Moi: 'Avec nos petites mains!'

Silence dans les ondes. J'observe Maman, à plat ventre (enfin, à rond ventre) par terre, gratter avec un scalpel de médecin légiste le pied antérieur gauche du lit à bascule, puis déposer délicatement l'échantillon dans un tube à essais d'où s'échappent de petites fumées violettes; le précipité obtenu lui confirmant l'absence de quelque particule toxique dont il est à la mode de s'effarer en ce moment, elle hoche la tête avec satisfaction.

Moi: 'alors??? bonne idée ou pas???'
Astrid: 'sinon chez qatro formaggi la fiorentina est à 8 euros'
Moi: 'Astrid, tu manques de motivation intrinsèque. Hakima, elle, est folle d'impatience.'
Hakima: 'bof'
Moi: 'erreur de saisie, Hakima, tu voulais dire "ouéééé trop hâte!!!". Allez, chez moi à 17h, ou sinon!'
Astrid: 'sinon quoi'
Moi: 'sinon Nicolas Sirkis mourra.'
Astrid: '!!!!!!!!!!!!!!!!je te déteste'
Moi: 'dans d'atroces souffrances'
Astrid: '!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!'
Hakima: 'c'est pas sympa Mireille, tu sais combien elle est supermarché'
Hakima: 'supertendue'
Hakima: 'superstar'
(et ainsi de suite, jusqu'à 'superstitieuse', six semaines plus tard.)

Donc à 17h, Hakima et Astrid arrivent au Palais Laplanche-Dumont, où, lovés sur leur canapé, ma mère et Philippe gloussent bêtement au-dessus d'un gros livre de prénoms fleuri de mille petits post-its multicolores. Dans la chambre à côté, qui était auparavant une chambre d'amis assez grande pour y caser une piste de roller-derby et qui est désormais reconfigurée en chambre de bébé (treize caméras de surveillance, un G.I. en camouflage déjà en poste près d'une babysitter parlant roumain, catalan, mandarin et espéranto), le chat Babyboule et le chien Chatounet, à ma grande satisfaction, se font griffes et dent sur le lit finlandais à balancement optimal.

- Tiens, bonjour, chères jolies demoiselles, dit Philippe, qui use candidement de ce genre d'expressions, dont il ignore qu'elles sont copyrightées par Dominique Strauss-Kahn. Que venez-vous faire ici?
- Une pizza, dit Astrid la mort dans l'âme.
- C'est Mireille qui veut, complète bien inutilement Hakima.
- J'ai trouvé une recette facile sur Internet, expliqué-je à mes boudinettes. La nana qui a écrit le truc dit que c'est vraiment facile, pour les gens qui n'ont jamais fait de pizza dans leur vie. Quittons ce salon, car nous ne nous entendrons pas réfléchir dans cet espace saturé d'idées idiotes de prénoms bobos, et allons à la cuisine réaliser la splendide pizza fiorentina dont rêve Astrid.
- Fiorentina! s'écrie ma mère, et prend fiévreusement note sur un post-it.

Nous nous rendons à la cuisine, et je dégaine mon téléphone où la recette attend. 'Really Simple Homemade Pizza', nous affirme l'optimiste food-blogueuse Américaine. Je ne la connais pas, mais je l'imagine mince, surdiplômée, doucement blagueuse, portant un tout petit piercing au nez mais qui ne fait pas du tout vulgaire, habillée en toute saison d'un petit T-shirt uni et d'un jean boyfriend tombant parfaitement sur des chevilles épilées, près desquelles dort un très élégant épagneul.

Astrid:
- Ca m'a l'air bien galère, cette recette. Tu sais qu'ils font des pâtes à pizza toutes faites? Ensuite on peut faire shplif, shplof, un peu de sauce tomate et des champignons.
- Astrid, je ne t'ai pas demandé de venir ici pour faire shplif-shplof. On se concentre.
- Pourquoi c'est en anglais? demande Hakima.
- Afin de nous instruire tout en nous divertissant.
- C'est en 'cups' les mesures, remarque Astrid.
- Oui, les Américains adorent les cups. Ils mettent tout dans des cups. Teacup pigs, two girls one cup, cupcakes, mooncups.
- C'est quoi mooncup? demande Hakima. Et c'est quoi two girls...
- Nous allons commencer, dis-je hâtivement. Donc, il nous faut 190g de farine.
- Non, ça c'est les proportions pour une toute petite pizza, observe Astrid. Regarde, c'est écrit là.

Nous hennissons de terreur en nous apercevant que nous avons failli commencer une recette de toute petite pizza.

- Doublons la dose, suggère Astrid.
- Triplons, suggère Hakima.
- On commence par doubler, tempéré-je.
Silence, tandis que nous tentons dans nos têtes de multiplier 190 par deux. Astrid finit par demander à Siri, qui nous répond vite car, contrairement à nous, elle manque de créativité et surcompense en faisant étalage de ses prouesses en calcul mental.
- 380, dit Siri (alors qu'Hakima murmure bravement "...et je retiens deux")
La farine se retrouve dans le saladier.
- Pour l'instant ça va, constate Astrid, toujours positive. Deux cuillères à café de sel, et 4 grammes de 'dry yeast'. C'est quoi 'yeast'?
Internet nous apprend que yeast désigne à la fois, chez les Anglais, la levure à pain et la levure qui donne des mycoses. Prises dans un tourbillon Wikipédiesque, nous en apprenons beaucoup sur la mycose vaginale, et observons moult itérations photographiques de sa propagation.
- Et on met ça dans la pizza? s'affole Hakima.
Nous lui garantissons que son hygiène intime sera parfaitement respectée, mais elle jette quand même un oeil suspicieux au sachet de levure de boulanger qu'Astrid entaille à coups de ciseaux.
- On mélange, on mélange, dit ensuite l'Helvéto-Suédoise en consacrant à cette tâche un enthousiasme rarement noté chez elle hors d'un concert d'Indochine.
- Ensuite il faut 240ml d'eau tiède. Tu nous trouves ça, Hakima?
- Pas de problème.
Pendant qu'elle s'attelle à cette mission, je verse dans la mixture deux cuillères à soupe d'huile d'olive. Techniquement, j'aurais dû prendre l'huile d'olive basique du Super U d'à côté, mais il se trouve que Philippe Dumont a rapporté une bouteille particulièrement goûteuse de quelque patelin transalpin dans lequel il a fait étape récemment lors d'un congrès, et si on veut une pizza de qualité, il faut exiger le meilleur, donc je sacrifie deux cuillerées de la fragrante essence à notre Fiorentina en puissance.

- Ca y est, j'ai l'eau tiède, dit Hakima.
Je vérifie vaguement en y trempant le bout de l'index, qui en ressort entièrement calciné, couvert de cloques purulentes, signant l'arrêt de mort de la carrière de claveciniste que je comptais débuter quand j'aurais le temps.
- Hakima, j'ai dit tiède. On veut faire une pizza, pas cuire un homard.
- Une pizza au homard! rêve tout haut Astrid.
La bouilleuse de cru va reremplir sa cruche en orientant cette fois-ci le robinet au milieu, comme on apprend généralement à faire entre deux et trois ans.
- Parfait. Maintenant, verse-moi ça là-dedans!
Dans le saladier s'entrecroisent farine, levure, huile, sel et eau, en exhalant une délicieuse odeur de bière.
- Il faut maintenant en faire une boule, dis-je en suivant les conseils de mon Américaine. Je commence.
Et je plonge mes doigts dans le saladier.

Problème: la pâte s'avère un peu réticente à adopter toute forme qui ne soit pas celle de mes doigts. Elle est presque aussi collante qu'Hakima.
- Ca fait pas de boule, observe Astrid.
- C'est normal que ça soit tout liquide? demande Hakima.
- Vérifie la recette, mes doigts sont englués à jamais.
L'Américaine, malheureusement, ne pipe pas mot de la consistance potentiellement marécageuse de cette pâte à pizza. Je me doute que, de son côté, les ingrédients se disent bonjour poliment, avant de s'organiser, en chantant à pleine voix un joli madrigal, en une sphère lisse et délicate.
- Tu veux que j'essaie? demande Astrid.
J'extrais mes mains de l'inquiétante substance avec un bruit de débouche-toilettes, et entreprends d'arracher à mes phalanges de grands lambeaux blancs qui rappellent un peu les pelures que l'on détache de graves coups de soleil.

C'est au tour d'Astrid.

- Allez, Astrid! l'encourage Hakima. Allez! Quand on atteint le seuil 'Tyran Universel' dans World Monarchy III, on peut bien mettre en boule une pâte à pizza!
Mais Astrid semble en être plutôt au seuil 'Cheval d'Atreyou', étant donné la rapidité d'engloutissement de ses mains dans la pâte en question.
- A mon avis, ça manque de farine, dit Hakima, qui en rajoute deux cuillerées, qui ne changent rien à la situation.
Pendant ce temps, j'ai karcherisé mes mains avec la douche intégrée au robinet pour les débarrasser des résidus de pâte, et je reprends mon téléphone.
- L'Amerloque [cette traîtresse mérite désormais cette appellation] dit que si ça se passe mal, on peut attendre deux à cinq minutes et ensuite ça va mieux.
A mon avis, c'est ce qu'elle fait quand ses deux adorables enfants se chamaillent un peu au lieu de se prêter gentiment leur dînette de sushis en bois. Je doute que la méthode marche si bien pour la pâte à pizza, mais on couvre et on attend deux à cinq minutes, c'est-à-dire trois paquets de Skittles.

La pâte, au coin, essaie de se raisonner.


Les cinq minutes sont écoulées! normalement, c'est le moment où tout va mieux pour notre réticente pâtounette. Mais elle a l'air tout aussi incertaine quant à son avenir de boule qu'elle l'était déjà cinq minutes plus tôt. 
- A ton tour, Hakima.
Hakima n'a pas plus de succès. La pâte serait parfaite pour encoller un mur avant application de papier peint, mais nous n'en avons pas besoin pour cet usage, car Philippe et Maman ont décidé de peindre la chambre de Jacques-Aurélien en bleu Klein.  

- Peut-être qu'on a mal multiplié, dit Hakima.
 - En attendant, à chaque fois qu'on enlève nos doigts, on emporte la moitié de la pâte avec nous, grogne Astrid. Il faut que ça cesse, ou sinon on en aura à peine assez pour une mini-pizza.
Hakima fait "han!", car la perspective d'une mini-pizza n'est pas réjouissante. Il faut se résoudre à transférer la pâte, boule ou pas boule, dans un saladier huilé.
 Nous regardons, perplexes, s'épanouir dans le fond du saladier la flasque flaque de cette non-boule.
- Ils disent de recouvrir avec du film plastique, dit Astrid. Et d'attendre une heure ou deux.
- Et en attendant, de préchauffer le four à 250 degrés. 
- Qu'est-ce que ça fait d'attendre? demande Hakima.
- La levure fait grossir la pâte.
- Comment elle fait ça?
- Elle dévore au moins une personne. Tu restes dans la cuisine pour voir?
 Hakima ayant refusé, nous allons regarder quelques épisodes de Mad Men dans ma chambre en picorant des Petits Ecoliers Noisette pour laisser à la pâte le temps de grossir un peu.
- Elle m'a l'air tristoune, votre pâte, note Philippe Dumont à travers la porte. C'est pas censé être une boule?
Nous sommes forcées d'admettre, sans rapport avec la présence immédiate de la poitrine de Christina Hendricks dans notre champ de vision, que nous avons déjà vu boule plus boulue que notre pâte.

Mais deux heures, six dépressions nerveuses, quatre adultères et quatorze mille cigarettes plus tard, quand nous retournons à notre saladier, nous découvrons avec stupéfaction qu'elle a en effet doublé de volume, et adopté une forme joliment bombée.



- Victoire! m'écrie-je. Je peux la malaxer, vous pensez?
- Avec autant d'ardeur que les biceps de Kader, murmure sournoisement Astrid, tandis qu'Hakima dit, "T'as dit quoi? T'as dit quoi?".
Je souhaite en retour à Astrid de voir Nicolas Sirkis entrer dans sa chambre, se déshabiller lentement en lui chuchotant des mots doux, et soudain se transformer en la vieille dame grumeleuse de Shining. Astrid a l'air de penser que ça ne gâcherait même pas la scène.

Cependant, déception: à peine la pâte a-t-elle effleuré mes doigts qu'elle se recroqueville en pétant.

Et reprend sa taille d'avant-Mad Men.
- Mais qu'est-ce qu'il lui faut? je glapis. C'est fou quand même! On l'huile, on la laisse tranquille, on la caresse! Qu'est-ce qu'il lui faut?
- Je commande une fiorentina? demande Astrid.
- Trois, dit Hakima.
- Non, non et non! On n'est pas allées en vélo jusqu'à l'Elysée pour se retrouver vaincues par une pâte paresseuse et pétomane! On continue!
Les deux filles, affamées et furieuses, entreprennent de manger les tomates cerises dont j'avais prévu de coiffer notre pizza, tandis que je persiste à pétrir cette pâte parfaitement impétrissable.

Derrière moi, les morfales s'attaquent aux olives.

- Mais vous êtes toutes les plaies d'Egypte à la fois! Arrêtez un peu de vous bâfrer!
- Tu ferais la même chose, observe Hakima, si t'étais pas collée à ce truc.
Ce n'est pas faux, et j'ai faim.
- Bon, OK, on arrête. On fout ça sur la plaque de cuisson, on fout des trucs dessus, on fout ça au four, et on se commande une vraie pizza chez Quattro Formaggi.
Mes co-boudinettes approuvent vigoureusement ce retour à la raison. Le blob va s'affaisser sur la plaque de cuisson huilée, et on ajoute vite fait, pour faire comme si on n'avait pas abandonné tout espoir, de la purée de tomates, des lamelles de poivrons coupées finement, des épinards et les quatre pauvres tomates cerises pas encore englouties par les deux goinfrettes.
- Et des anchois? demande Hakima avec espoir.
- Non, parce que contrairement à toi, on n'a pas envie de manger des petites languettes marronnasses qui tailladent la gorge et font ensuite mourir de soif. Mais du fromage de chèvre, parce que rien de bien n'est jamais arrivé dans l'histoire de l'humanité sans fromage de chèvre.
Allez, on enfourne.

L'enfournement se fait tristement. La pâte n'est ni circulaire ni rectangulaire; elle est partie dans tous les sens, comme quelqu'un qui n'a plus dans la vie aucun repère, aucune ambition, aucun rêve. Dessus, perchés sur ses bosselures et nichés dans ses vallées, les légumes et le fromage imaginent une existence alternative où ils auraient vraiment servi à quelque chose.


Je regarde, brouillée par les larmes, notre pizza ratée faire semblant de vouloir renaître de ses cendres.

- Ca va, les misstinguettes? demande Philippe Dumont, qui n'a jamais compris que ce terme, déjà désuet dans la très lointaine enfance de son arrière-grand-père, déclenche chez toute personne normalement constituée de malalaisants frissons dans les mâchoires. Ouuuuh, ça a l'air très bon, votre truc!
- Si c'est comme ça que tu mens à tes clients, je ne sais pas comment tu as été élu "Notaire le plus Notable de Bourg-en-Bresse"à la fête de Pâques du Rotary de l'année dernière, réponds-je. On dirait une bouillotte en caoutchouc fondue avec des morceaux de légumes dessus.
- Mais non! s'empresse de dire Philippe, toujours guilleret. C'est vraiment top!
Je vois qu'il s'entraîne d'avance à convaincre Jacques-Aurélien que la moindre de ses réalisations en pâte à sel ferait trembler de jalousie Auguste Rodin. Moroses, Astrid, Hakima et moi décidons pour nous divertir, tandis que la non-pizza cuit, d'aller enregistrer des chansons paillardes dans le babyphone.

DRRIIIIIIIIING! la sonnerie du four interrompt un joyeux couplet où l'on apprend à l'enfant à venir tout un tas de synonymes utiles pour des parties du corps correspondant aux premiers stades de développement freudien.
- On commande? demande Hakima pour la millième fois.
- Attends, dit Astrid, faut au moins qu'on ait la preuve ultime qu'on a échoué misérablement, sinon Philippe et Patricia vont dire qu'on gâche de la nourriture.
Il est vrai que les parents, qui claquent cinq cents euros par mois en crèmes hydratantes à base de safran et en shampooing aux oeufs de caille, se plaignent bruyamment, au moindre chewing-gum craché après moins de cinq heures de mastication, que c'est un outrageux gaspillage.
- Ooooh! ça a l'air merveilleux! s'exclame ma mère, justement, depuis la cuisine.
Comme Maman trouve tout merveilleux ces temps-ci, je ne donne pas foi à ses dires, mais nous traînons quand même nos baskets jusqu'au four.
Et là...
... stupéfaction! ébaubissement! éplapourdissement!

Ca sent la pizza.

Ca ressemble à une pizza.

 --
 ---
C'est une pizza!

D'accord, une pizza un peu mal formée.
D'accord, une pizza un peu accidentée.
D'accord, une pizza un peu moche et un peu fanée.

Mais qui ne l'est pas? Toi qui rigoles, t'es si réussi que ça?

C'est une pizza pas du tout ratée!

- Tu crois qu'on peut la manger? demande Hakima, tremblante d'émotion.
- Il est interdit de manger de la choucroute ici, réponds-je par réflexe.
Astrid entaille à coup de coupe-pizza en forme de vélo notre cas désespéré.

La première bouchée confirme qu'on ne l'a pas ratée.
La deuxième aussi.
La troisième également.

- C'est fou! s'exclame Hakima. Elle a des bulles et des coussinets!
- Elle a des trous et des bosses!
- Elle est molle au milieu et croustillante autour!
- C'est même meilleur que chez Quattro Formaggi!
Et c'est vrai. C'est même meilleur.

Bon, meilleur, mais pas assez.
- Vous nous en avez laissé? demandent ma mère et Philippe.
- Ah, on ne pensait pas que vous en vouliez, dis-je avec une flamboyante mauvaise foi dont je me targue d'être la championne toute catégorie.
- Zut, elle avait l'air bonne, ronchonne Maman.
- On en refera pour Jacques-Aurélien, affirme Hakima.
Astrid et moi la regardons en nous passant une main sous la gorge pour lui indiquer à quel point nous apprécions peu l'initiative de cette promesse. Jacques-Aurélien n'aura de nous que des Dragibus et du Coca, pour contrebalancer les yaourts au panais et les purée de baies de goji que ses parents ne manqueront pas de lui mixer tous les matins.

- Bon, dit Philippe, il va falloir en commander, alors. Patricia? une Fiorentina?
- Fiorentina! s'extasie ma mère.
- On attend un garçon, lui rappelle Philippe. Deux?
- Commandes-en cinq, je lui conseille. On a encore un petit creux.
- Un tout petit, modère Astrid. Une Regina pour moi, supplément asperges.
- Pour moi, une pizza aux anchois! déclare notre tortue ninja burgienne.
- Et pour moi, une spéciale du chef, supplément taleggio.

- Taleggio! murmurent béatement Maman et Philippe, et ils attrapent à la hâte un post-it.

Le livre sous toutes ses formes

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L'un des gigantesques plaisirs quand on est auteur, c'est de voir se transformer un manuscrit Word Times New Roman 12 en parallélépipède rectangle avec couverture, quatrième de couverture, et des centaines de pages au milieu qui boivent l'encre et sentent le champignon, comme dit l'autre.

Mais il y a un autre plaisir, que je découvre maintenant de plus en plus, et qui est le plaisir de voir ce livre continuer à se transformer, entre les mains d'autres personnes - et se mettre à adopter des formats aussi imprévus qu'étonnants... Sous tes yeux ébahis, Carapuce devient Tortank.


tu ne comprendras pas cette référence si tu as l'âge d'avoir voté Leave au référendum sur le Brexit
Dans la rubrique 'dévoreur de livres,' on a le livre-gâteau - celui-ci réalisé par la charmantissime M.-M., enseignante près de Laval (et l'une de ces belles rencontres amicales que l'on fait au détour des chemins...)


 ... et celui-ci, en pain d'épices, pour l'un de mes petits livres anglais:


Il y a la boîte-livre et le livre pop-up - ce n'est pas une coïncidence si je vous montre ceux réalisés par la classe de M.-M. elle-même (MMLm'M), qui sont éplapourdissants...



l'incroyable boîte 'Carambol'anges', basée sur les illustrations d'Eglantine Ceulemans (notez la tombe de Mamie Paulette marquée 'RIP' dans le coin à gauche)

pauvre Nel qui a du mal à conduire


Il y a des livres qui deviennent des portes, comme ici, dans une école de Cambridge, avec ma petite superhéroïne Sesame:


Il y a ces transformations que l'on découvre en rencontres scolaires: cette jeune lectrice de Cherbourg qui a écrit la lettre, hyper émouvante, que Mireille, selon elle, a envoyée à Klaus après leur rencontre; cette école des environs de Cambridge où ma Sesame résolvait un mystère de nains de jardins volés dans l'enceinte de l'établissement; ces tout petits élèves de primaire à St Germain en Laye qui avaient écrit des alexandrins dans l'esprit de La plume de Marie; ces dizaines de masques d'animaux dessinés suite à la lecture de La louve...


Et ces transformations silencieuses, dont on entend parler par un email, un message ou une lettre: des gens qui ont lu et relu le livre et qui se le sont appropriés. Des gens qui se sont lu les livres à voix haute, ici un couple fraîchement marié, là deux amies. On reste toujours incrédule d'apprendre des choses comme ça.

Evidemment, il y a aussi ces livres qui se transforment par la traduction: récemment, j'ai reçu la version italienne des Petites filles top-modèles,

 La louve, elle aussi traduite en italien, a carrément changé de tête: 

En coréen, comme les Lettres de mon hélicoptêtre récemment aussi:

Malheureusement, je ne peux lire aucune des langues dans lesquelles mes livres sont traduits (allô les Espagnols?). Mais il y a quelque temps, j'ai eu le bonheur de lire un extrait de Songe à la douceur traduit en anglais par un traducteur professionnel, et comme c'était trente fois mieux que l'original, j'espère en voir la suite un jour...

Je suis moi-même en train de traduire Les petites reines en anglais, ouvrage de longue haleine dont je vous reparlerai sans doute quand j'aurai le courage.

Et puis récemment, d'autres surprises: The Royal Babysitters en audiolivre:

(bon, OK, mes compositions photographiques artistiques, c'est pas ça, mais je suis pas instragrammeuse professionnelle tavu)

Enfin, last but not least, le théâtre! Les petites reines est en ce moment en cours d'adaptation, comme je vous l'ai déjà dit, par Soy Création et une troupe du tonnerre emmenée par Justine Heynemann. J'ai vu il y a quelques mois la première lecture de la pièce - expérience totalement clouante. Tu connais le texte, vu que c'est toi qui l'as écrit. Mais quand les mots arrivent... ils ont cette différence. Cet écart. Cette transformation! Allez voir les super photos des trois comédiennes sur le site de la troupe...

Mais Manon Combes, Barbara Bolotner, Justine Bachelet, Mounir Magroum et Rachel Arditi ont de la concurrence: dans le cadre du prix Enlivrez-Vous, une classe a fait sa propre adaptation des Petites reines en sketchs...


EVEM2016 : "Les petites reines" par le collège...by enlivrez-vous-en-mai

Encore une transformation, encore (de mon côté) un sentiment qui se résume aux trois mots 'truc de fou!', pas hyper élégants mais seuls capables d'illustrer l'étonnement ravi qu'on ressent en voyant son bébé-livre se faire ad(o/a)pter par d'autres.

Ces exemples sont partagés par tous les auteurs, surtout ceux qui ont le bonheur de travailler en littérature jeunesse, où l'appropriation, la dévoration, la transfiguration d'un livre aimé n'a rien d'une honte.

Et parce que je me suis toujours moi-même adonnée au fan art, à la fan fiction, à l'adaptation (moi madame, j'ai fait une adaptation filmée d'un livre de Jacqueline Wilson, figurez-vous), au cosplay, à la parodie, au pastiche et autres transmogrifications lectorales, je suis d'autant plus émue.

D'ailleurs, la semaine prochaine, je vous dirai des nouvelles d'un certain livre que j'admire, et dont je vais moi-même participer à la transformation...

Sur ce cliffhanger haletant, je vous laisse!

Petite note: Je suis bien consciente de ne pas avoir écrit de billet depuis longtemps. La vérité, c'est que j'en ai trois en attente, non publiés - il se trouve que l'un d'entre eux, 'Contre le french-bashing en littérature jeunesse', était censé sortir (par coïncidence) un certain funeste vendredi où le pays dans lequel je vis depuis 10 ans a pris une décision aussi consternante que désespérante dont je ne suis pas encore tout à fait remise. Dans cette ambiance-là, le billet n'avait plus la même résonance, et je n'avais plus l'entrain nécessaire pour me remettre à bloguer passionnément. J'espère le retrouver bientôt.

Contre le french-bashing en littérature jeunesse

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‘Oh, tu vis en Angleterre! Ca doit être génial, tu as accès à la meilleure littérature jeunesse au monde!’
‘Ici, finalement, on n’a pas d’équivalent à Roald Dahl ou à Philip Pullman, quand on y pense.’
‘Les ados ne lisent que des Américains. Clairement il y a un problème d’offre en création française.’
‘J’adore la littérature jeunesse! Je lis tout, de Beatrix Potter à Melvin Burgess.’

‘La littérature française pour la jeunesse est d’un sinistre…’
Le french-bashing de la littérature jeunesse par des Français ne cesse de me surprendre. Il est très fréquent, parfaitement candide, et il vient parfois de gens qui sont des prescripteurs de LJ voire des auteurs et des éditeurs de LJ. En général, il s’exprime informellement, au détour d’une discussion; occasionnellement, on le retrouve mis au propre dans un article, comme ce fut le cas il y a quelque temps avec cet écrit d’une très grande violence, auquel j’avais répondu ici (tout est en anglais, mais il me semble que nous soyons toutes les deux Françaises).

Je ne vais pas répéter mes arguments de l’époque, qui étaient formulés pour une audience anglo-saxonne (comme l’article original). A la place, je voudrais mettre en avant un certain nombre de réponses à des attaques que j’entends parfois contre la littérature jeunesse contemporaine française, et pour ce faire je vais beaucoup parler de la création anglo-saxonne, car on french-bashe le plus souvent en comparaison avec la littérature anglo-saxonne. 

Je ne cherche pas du tout à inverser l’argument et à basher les Angliches et les Américains, que j’aime d’amour (enfin, les Angliches au moins) [NdlR: ce billet a été écrit avant le Brexit], mais je pense qu’on gagnerait à mieux comprendre d’où vient ce french-bashing qui nous semble si naturel, et on ne peut pas le faire sans parler de la LJ anglo-saxonne.

Attention, c’est très long. Mais vous pouvez picorer. J’ai divisé ça en trois parties:

- Pourquoi on a l’impression en France que la littérature jeunesse anglo-saxonne est si géniale
- Comment (vraiment) lire la littérature jeunesse française
- Le rôle des auteurs, éditeurs et prescripteurs

Tout le long j'ai mis des couvertures et mini-chroniques de livres français ou francophones que l'on peut brandir contre toute personne qui s'émeut du manque de créativité, du 'sinistre' ou de 'l'infériorité' de la production actuelle. Je précise aussi que j'ai conscience de n'être pas du tout aussi calée que je devrais l'être en littérature francophone non-française. Je serais très heureuse d'avoir des suggestions dans les commentaires... 

I. Pourquoi on a l’impression en France que la littérature anglo-saxonne est si géniale.

Le french-bashing se nourrit souvent d’une comparaison qu’on estime désavantageuse avec la LJ principalement anglo-saxonne (je viendrai plus tard aux autres littératures étrangères).

Cette comparaison se base sur les observations suivantes, qui sont entièrement ou en partie vraies:
- a. beaucoup des plus gros vendeurs sont anglo-saxons
- b. beaucoup de livres qui gagnent des prix sont anglo-saxons
Le problème, c’est que ces observations sont immédiatement suivies des conclusions suivantes:
- a. DONC, les enfants/ados (française) préfèrent les livres anglo-saxons
- b. DONC, la LJ anglo-saxonne est qualitativement meilleure
A noter que le premier point est plutôt vu comme une ‘preuve’ de la suprématie commerciale de la LJ anglo-saxonne, et le second comme une ‘preuve’ de sa suprématie disons plus littéraire ou esthétique. Dans les deux cas, il y a l’idée que la LJ anglo-saxonne ‘atteint son but’ mieux que la française, c’est-à-dire qu’elle ‘parle’ mieux aux enfants et aux ados que la française. 

Un amour haïkuesque
Déjà, ce qui me frappe toujours dans ces deux scénarios, c'est que ‘la littérature jeunesse anglo-saxonne’, ça ne veut rien dire de très précis. Quand les gens disent ça, en général ils veulent dire: soit des livres très commerciaux plutôt américains (Hunger Games, etc.), soit des livres de haute qualité littéraire, anciens (Roald Dahl) ou contemporains (Malory Blackman). Je dis ça pour en être débarrassée pour l’instant, mais j’y reviendrai plus tard: le french-bashing par comparaison à ‘la littérature jeunesse anglo-saxonne’ implique aussi une réduction, un aplatissement, de la littérature jeunesse anglo-saxonne.

Les arguments ci-dessus partent de l’idée qu’il y a une correspondance exacte, ou du moins en général juste et méritée, entre ventes et attractivité d’un livre, d’une part; et entre prix et qualité littéraire, d’autre part.

Cette idée éclipse tout le système éditorial et commercial qui va soutenir certains livres plutôt que d’autres. Tous les livres ne sont pas créés égaux, et il n’y a pas ou peu de véritable méritocratie du livre; le petit livre sur lequel personne ne pariait et qui se vend à des centaines de milliers d’exemplaires au bouche à oreille existe, mais c'est une véritable exception.

Et en ce qui concerne les livres anglo-saxons, il y a peu qui soit laissé au hasard. Pourquoi?

1) La success-story des livres anglo-saxons en traduction française est en grande partie due à ses modes de production et de distribution.
C’est une littérature qui est très poussée par les éditeurs, en partie car les éditeurs l’achètent plus cher que la création française.

A votre avis, quels sont les livres pour lesquels j’ai le plus gagné d’argent en France? Mes livres anglais. Quand mes séries anglaises, que j’avais donc déjà écrites en anglais, ont été vendues à des éditeurs français, j’ai gagné deux fois plus par livre que pour mes livres français équivalents.

Je répète: j’ai gagné deux fois plus à la vente d’un livre que j’avais déjà écrit (et donc pour lequel j’avais déjà été payée) que pour une création originale.

thank you, English books
La traduction coûte cher aussi évidemment. Et bien entendu, pour les énormes blockbusters, il y a des ventes aux enchères qui peuvent grimper haut.

Petite histoire: un jour, il y a quelques années, un éditeur m’a dit, “C’est super, cette petite série anglaise, vous ne voudriez pas nous en écrire une comme ça en français?”
Moi, candide: “Mais pourquoi vous achetez pas les droits de la série anglaise?”
L’éditeur: “Ben vous comprenez, ça nous coûterait cher, alors que si vous nous en refaites une pareille…”

Comprenez: on pourrait payer 5000 euros pour acheter votre série aux Anglais, mais on pourrait aussi vous en commander un clone en français pour 1000 euros.

Poignantissime, 0% voyeurisme, sur un sujet essentiel
Un éditeur qui a dépensé beaucoup d’argent pour un livre va continuer à en dépenser - ainsi que des efforts - pour le promouvoir. Les livres achetés cher et traduits doivent se vendre plus pour recouper l’investissement. 

Mais alors, pourquoi les éditeurs se ruineraient-ils pour acheter des livres hyper chers au lieu de payer pour trois fois rien des auteurs français? Pourquoi faire des ponts d’or à des Américains quand on peut exploiter des Français?

Bon, déjà, il faut aussi noter que ce n'est pas le cas pour tout le monde: des tas de maisons d’édition française ne publient jamais ou très peu de traductions anglo-saxonnes, parce qu’elles ne peuvent pas se le permettre. Si on achète aux anglo-saxons, il faut la force de frappe derrière de pouvoir mettre en place cet énorme appareil de promotion. Ce n’est pas étonnant que les séries anglo-saxonnes qui cartonnent soient souvent portées par de très grosses maisons.

Mais pour celles qui sont de grosses acheteuses, il y a de bonnes raisons pour lesquelles la LJ anglo-saxonne est plus avantageuse par certains égards:
- La visibilité est meilleure. Les livres achetés aux Anglo-saxons sont parfois des coups de coeur, mais souvent ce sont des choix raisonnables et raisonnés faits à partir de chiffres de vente que l'on connaît déjà ou que l'on peut estimer.
- Pour certains de ces livres, on sait qu’on a une grosse franchise derrière avec potentiellement des films, des jeux vidéo etc. qui aideront les ventes.
- C’est (pas toujours, mais souvent) moins de travail éditorial que pour un livre de création française.
- Et puis tout simplement parce que… ça marche! En partie à cause d'un cercle vertueux: le succès de la LJ anglo-saxonne depuis des décennies continue d’engendrer son propre succès. La preuve, le nombre de gens qui croient réellement qu'elle est par essence meilleure.
Mais aussi, en partie, car le gros potentiel commercial de la littérature jeunesse anglo-saxonne existe vraiment, comme développé ci-dessous.
2) La puissance commerciale de la littérature jeunesse anglo-saxonne existe vraiment. Parce qu'elle est produite pour.
fresque féministe où l'on côtoie Colette.
Le type de littérature anglo-saxonne que l'on trouve beaucoup en traduction, qu’elle soit très commerciale ou qu’elle gagne des prix, a des attributs propres qui la rendent particulièrement attractive pour un lectorat jeune (ou adulte d’ailleurs) et en font une particulièrement grosse vendeuse.

Encore une fois, cependant, il ne faut pas sauter sur la conclusion (oui, anglicisme, I know) que c'est parce qu'elle est intrinsèquement meilleure. Il faut revenir à la manière dont elle est produite, éditée et vendue.

La LJ anglo-saxonne, et ici je me base sur mes observations personnelles à partir de mon expérience en Grande-Bretagne, fonctionne très différemment de la française. Elle me semble basée sur un cycle ‘innovation-formule’. C’est-à-dire que les éditeurs sont toujours à l’affût d’une nouveauté qui fera quelque chose d’original et cartonnera, et ensuite ils commanderont très vite des tas de livres qui répliquent ce succès. Par exemple, le Journal d’un Dégonflé et tous ses dérivés; ou en ce moment, la grande mode du polar pour enfants, tirée par quelques succès dont la super chouette série de Robin Stevens.

Il serait très injuste de dire que les Anglo-Saxons ne fonctionnent qu’avec des recettes éprouvées, car ils cherchent aussi beaucoup la nouveauté. Mais la nouveauté pour eux c’est beaucoup “The Next Big Thing”, c’est-à-dire ce qui pourra ensuite être décliné.



La littérature anglo-saxonne fonctionne à flux tendus, avec des livres qui ont une durée de vie très courte et sont évacués très vite s’ils n’ont pas de succès.

Elle fonctionne aussi avec l’idée qu’on doit identifier les goûts du public et lui donner ce qu’il veut, plutôt que d’essayer des choses dont on n’est pas sûr: c’est un fonctionnement plus ‘études de marché’ que ‘proposer des choses à première vue déroutantes’.

Elle fonctionne aussi beaucoup avec des séries, qui sont l’une des forces numéro un de la LJ anglo-saxonne. Le ‘stand-alone’, le livre qui littéralement ‘tient tout seul’, est une exception plutôt qu’une règle dans l’édition jeunesse anglo-saxonne, surtout à certains âges.

Ces séries sont tenues par un système éditorial et commercial qui en connaît parfaitement les règles de fonctionnement et de promotion pour qu’elles réussissent au mieux.

s'engager jusqu'au bout
Le système anglo-saxon est aussi très performant dans le choix, placement et commercialisation de livres parce que c’est un système pragmatique, qui a depuis longtemps adopté les stratégies de choix, placement et commercialisation de produits communes à d’autres industries, culturelles ou non.

C’est un système qui se base beaucoup moins que la France sur la croyance en la valeur littéraire intrinsèque d’une oeuvre. Ce n’est pas une insulte, c’est un fait: le concept de ‘valeur’ dans les pays anglo-saxons est simplement différent du concept français. Il y a là une différence idéologique, philosophique, fondamentale.

C’est un système plus professionnel et professionalisé qu’en France, avec des tas d’intermédiaires et d’agents, des décisions prises à plusieurs étages. Par exemple, l’éditeur peut voir certains de ses choix éditoriaux validés ou vétoïsés par les départements des droits et de la publicité. Si le département des droits estime qu'un personnage gay risque de compromettre les chances d'un livre à la vente en Turquie, il peut presser l'éditeur de faire retirer ce personnage d'un livre.

Les acteurs à tous les niveaux de l’édition sont mieux payés, et de grosses sommes circulent. On investit énormément dans les à-valoirs aux auteurs, qui servent en partie à promouvoir un livre ( “Cette auteure a vendu son livre à Scholastic pour 500 000 dollars”; OK, mais ces dollars seraient mieux compris comme faisant partie du budget publicité dudit livre, car l'annonce même de la somme de l'à-valoir est une publicité pour le livre.)

hilarant et complètement barje
Enfin, et last but not least, les pays anglo-saxons bénéficient évidemment de la perméabilité énorme du reste du monde à leurs productions culturelles, perméabilité entretenue depuis déjà près d’un siècle par une hégémonie culturelle, surtout américaine, qui continue à générer des attentes spécifiques quant aux types de narrations, à l'idéologie dominante des textes, etc. - et donc cultive des habitudes de lecture qui finissent par nous sembler naturelles.

Ce que je veux dire dans tout cela, ce n’est pas que la LJ anglo-saxonne est mauvaise, méchante ou maléfique, c’est qu’elle est toujours-déjà en avance commercialement sur la française, et plus puissante de ce point de vue-là. Elle arrive en France avec un énorme bagage. Un livre traduit de l’anglais n’a pas des chances équivalentes à un livre de création française.

3) La LJ anglo-saxonne gagne plus de prix que la française, et alors?

Les deux ‘grands’ prix de LJ français ouverts aux traductions, les Incos et le prix Sorcières, récompensent à peu près proportionnellement des ouvrages de création française et des oeuvres en traduction - il y a, si je me souviens bien, entre 50 et 60% de livres traduits en LJ, et cette proportion se retrouve à peu près dans les prix.
plus beau tu meurs

Cependant, il est bien entendu qu’il serait finalement anormal que ce ne soit pas le cas. Si on part du principe que la littérature en traduction est hypersélectionnée, elle devrait être en moyenne de meilleure qualité que la littérature française. On ne devrait avoir que le meilleur, l’essence distillée, de la littérature anglo-saxonne, shoudn’t we

Ce sujet est délicat parce qu’il faut voir quand même que pendant que nous achetons et récompensons leurs ouvrages, les Anglo-Saxons n’achètent pratiquement aucun livre étranger. La part de traduction en LJ en Angleterre est largement sous la barre des 10%. Les grands prix anglais ne récompensent presque jamais de livres traduits.

C'est un système presque entièrement hermétique et autarcique; personnellement, il me semble qu'on devrait se garder d'encenser, ou de cautionner, cette autosuffisance.


4) La LJ anglo-saxonne a une plus longue et plus glorieuse histoire que la française. Oui. Mais…
La qualité anglo-saxonne est bien connue! On sait que c’est de la meilleure littérature jeunesse! Beaucoup des french-basheurs que je rencontre me ressassent avec nostalgie leurs lectures de jeunesse. Alice au Pays des Merveilles! Le vent dans les saules! La petite princesse! Roald Dahl! Et puis les plus récents: Philip Pullman, JK Rowling, Anthony Browne, etc. Ceux qui s’y connaissent vraiment vont aussi citer des auteurs très contemporains, notamment d’albums, Mo Willems, Oliver Jeffers, etc. On dira aussi que les pays anglo-saxons ont une longue tradition de bonne littérature jeunesse. 

150 ans qu'il se shoote sur son champignon
Bien sûr qu’il y a des choses géniales. Mais…

Déjà, j’espère avoir montré ci-dessus qu’on a accès en France seulement à une anamorphose de la littérature jeunesse anglo-saxonne: c’est ou la plus commerciale ou la plus innovante qui nous arrive. Donc c’est difficile de juger à partir de l’échantillon forcément pas entièrement représentatif qui nous arrive. C’est comme si les Anglais nous jugeaient seulement à partir de ce qui est traduit du français chez eux, c’est-à-dire Astérix, Babar, Oksa Pollock, Tobie Lolness et Le Petit Prince. Pas à 100% un miroir de la production française, et pas exactement très cohérent.

rions en chaussons
Deuxièmement, il est indubitable que ce sont les Anglo-Saxons (enfin, surtout le Royaume-Uni) qui nous ont ‘donné’ la littérature jeunesse. Bien sûr qu’il y a eu un âge d’or, des classiques indétrônable, et que la LJ reste une tradition forte et aussi une valeur culturelle, sociale et financière qui n’a pas d’équivalent en France (quelle cérémonie d’ouverture des JO à Paris ferait comme Londres une telle place à la LJ?).

Mais quel dommage, en s'ébaubissant de cette longue histoire anglo-saxonne, de ne pas remarquer qu'on est en train de vivre un véritable âge d’or de la littérature jeunesse française et francophone.

Dans ce que je lis des deux côtés de la Manche et de l’Océan, je peux vous garantir que le côté français n'a rien à envier à son voisin quant à la diversité, l’inventivité, la fraîcheur et le risque idéologique. C'est une littérature en plein essor, dynamique et multiforme, portée par des auteurs et des maisons d'éditions variés et nouveaux, par des librairies et bibliothèques spécialisées, des associations fortes, des médias de plus en plus intéressés, des blogueurs survitaminés et passionnés. C'est maintenant que ça se passe. Pay attention, for goodness' sake.

prendre ses rêves...
Politiquement parlant, la littérature jeunesse française est beaucoup plus audacieuse et engagée. Il y a beaucoup moins d'auto-censure éditoriale et autoriale en LJ française, où les auteurs sont libres d'aborder des sujets extrêmement risqués. Il y a aussi beaucoup de petites maisons d'édition indépendantes en France qui soutiennent des projets compliqués.

Le tableau n'est pas sombre en LJ française contemporaine.

5) Et les autres littératures étrangères, alors?
J’entends très peu (voire jamais) de french-bashing en référence à d’autres littératures jeunesse étrangères, ce qui est hallucinant parce que la qualité de la LJ scandinave, allemande, espagnole, italienne, belge, néerlandaise, ou encore sudaméricaine, d’après encore une fois l’échantillon que je peux en voir, est très très haute. On a un complexe principalement par rapport aux Anglo-Saxons. 

En tant qu’auteure en tout cas, le système scandinave où la littérature jeunesse est énormément soutenue par l’Etat et où certains auteurs ou illustrateurs sont salariés me semble une meilleure raison de french- et d’angliche-basher que tout autre argument rapporté dans ce billet.

II. Comment (vraiment) lire la littérature jeunesse française.

Qu’est-ce qu’on fait à partir de là, on confisque John Green aux gamins et on impose aux grosses boîtes d’édition de ne faire que de la création française? Non, bien au contraire. Les enfants et ados en France ont une chance folle d’avoir accès à tant de littérature étrangère, contrairement par exemple aux petits Anglais qui n’ont pratiquement que de la littérature anglo-saxonne.

compulsivement dévorable
Mais je pense qu’il faut vraiment faire un travail à la fois personnel et professionnel sur la notion de différence, d’écart, de décalage entre plusieurs littératures, d’une part, et plusieurs livres, d’autre part.

On brandit souvent le mot ‘différence’ pour dire ‘tout le monde est beau à sa propre manière’, etc. Pas la peine d’être mièvre pourtant, ni de donner dans le relativisme culturel ou esthétique: il faut simplement faire un effort pour se souvenir qu’un objet culturel doit être compris dans son contexte, son histoire et ses particularités propres.

Et pas seulement compris: apprécié. Il faut se souvenir que ce n’est pas toujours facile d’apprécier un type de littérature, surtout quand on a été aliéné de ce type de littérature.

Or, ce qui est étonnant en France, c’est qu’on est comme aliénés de notre propre littérature jeunesse. 

Parce que la domination culturelle des Anglo-Saxons est énorme, que l’histoire et la tradition de LJ anglo-saxonne est pachydermique, parce que nous n’en avons qu’une vision nécessairement sélective, et parce qu'on a été habitués à un certain type de narration, de style littéraire, de personnages, etc., nous ne voyons pas qu’un livre de LJ française ne se lit pas comme un livre anglo-saxon et qu’il n’y a pas de raison pour qu’il se lise de la même manière.

romantiques ratages
Nous oublions que la littérature jeunesse n’a pas une essence que la LJ anglo-saxonne distillerait ‘mieux’ que la française. Nous avons établi cette LJ anglo-saxonne comme point de référence, au lieu de la voir comme une déclinaison, de ce qu'on appelle la littérature jeunesse.

Et nous sommes intolérant/es des différents efforts qu’il nous faut faire pour s’adapter aux différentes déclinaisons de la littérature jeunesse mondiale.

Je pense que beaucoup d’entre nous sommes arrivé/es à un point où il nous est plus facile de lire de la LJ anglo-saxonne telle qu’elle nous arrive en France; et donc de considérer qu’elle est plus ‘naturelle’, plus ‘réussie’, plus normale en fait. Qu’elle est ‘la’ littérature jeunesse, et tout le reste une imitation. Mais c’est faux.

On a des choses ici qui sont à nous, qu’on a faites avec nos petites mains et qui n’existent pas ailleurs.

Il n’y a pas de littérature jeunesse en Angleterre comparable par exemple à ce que fait Marie-Aude Murail. Anne Fine s’en approche un peu, mais ces récits avec un narrateur omniscient qui entrecroise perspectives enfantines, adultes et adolescentes n’existent tout simplement pas, ou alors de manière totalement confidentielle.

Timothée de Fombelle, autre exemple. Mon ex-directrice de thèse, Maria Nikolajeva, spécialiste mondialement reconnue de la littérature jeunesse et en particulier de la fantasy pour enfants, a récemment commenté, après avoir lu Le Livre de Perle (dans sa traduction anglaise) que c’était ‘tout à fait différent de la fantasy anglo-saxonne.’ Je lui ai demandé pourquoi, et elle a bien voulu me donner quelques lignes que je traduits ici:
J'ai eu le sentiment constant que ce que je lisais n'était pas de la fantasy anglaise. C'est certainement une question de chronotope [l'organisation de l'espace-temps, un concept bakhtinien très important dans la définition de la fantasy par Maria], il y a une ambiguïté que l'on ne trouve pas dans la fantasy anglaise, à part peut-être chez [Patrick] Rothfuss. Toute la mise en scène, les règles du jeu ne m'étaient pas familières: je ne savais pas à quoi m'attendre. Des changements de perspective très sophistiqués. Toby [Tobie Lolness] non plus n'avait rien d'Anglais. ... J'ai lu des tonnes et des tonnes de fantasy, mais il est rare de trouver quelque chose qui soit aussi nouveau et original. Et puis il n'y a pas de suite, me semble-t-il? [comme mentionné plus haut, la série est le format type de la littérature jeunesse anglo-saxonne]


De même, pour moi il n’y a pas dans les pays anglo-saxons d’équivalent aux Autodafeursde Marine Carteron, ou de son prochain, Génération K, que j’ai pris un plaisir fou à lire l’autre jour (merci Marine!). Certains disent que c’est ‘une vraie série à l’anglo-saxonne’… mais ce n’est pas exact! Je ne connais pas de série anglo-saxonne comme celles de Marine. Il y a des histoires de complots, bien sûr, de variations génétiques, de bagarres, mais tout cela ce sont des ressemblances superficielles.


Marine pour moi est beaucoup plus proche de la tradition de la BD belge ou française, de séries comme Le triangle secret, avec qui elle partage par exemple l’accent mis sur l'histoire ancienne, qui ne serait pas du tout traitée de la même manière dans des séries anglo-saxonnes.



Le prochain Vincent Villeminot, qui commence après les attentats du 13 novembre? Ca n'arriverait pas ici (ici, c'est en Grande-Bretagne où j'habite). Le dernier Pascale Maret, N'y pense plus, tout est bien, inspiré d'un fait divers gorisssime que je ne vous spoilerai pas, où il n'y a qu'un seul héros 'ado', les autres protagonistes étant adultes, et où la plus grande partie du voyage est intérieure, introspective, traumatisée? Ca n'arriverait pas ici. La peau d'un autre, de Philippe Arnaud, où les deux voix qui s'entrecroisent sont une petite fille de maternelle et un adulte terroriste? Ca n'arriverait pas ici. Titeuf? Ca n'arriverait pas ici. La littérature française pour la jeunesse est différente de l'ango-saxonne, et ce qui se fait en France est unique à bien des égards. Il faut apprendre à voir et à comprendre ces différences.



Ca va au-delà des livres eux-mêmes. Il n’y a pas d’équivalent anglo-saxon à Rue du Monde, Les petits Platons ou La ville brûle. Il n’y a pas d’équivalent anglo-saxon à J’aime Lire. Il n’y a pas d’équivalent anglo-saxon à la Charte des auteurs et des illustrateurs pour la jeunesse. Il n’y a pas d’équivalent anglo-saxon au salon de Montreuil. Même les rencontres scolaires se passent différemment: en France, on voit des classes qui ont 'préparé', ici, on voit des écoles entières pour leur vendre  les livres dans l'enceinte de l'établissement.

Il faut réapprendre à percevoir l'écart, même si nous avons été acculturés, conditionnés pour le plus le voir. Revoir ces différences et les valoriser. S’adapter.

III. Le rôle des auteurs, des éditeurs et des prescripteurs. 

D’accord, mais t’es mignonne avec ton petit sermon - toi tu t’adaptes parce que t’es grande, mais les petits? Si les petits, y a que David Walliams qui leur plaisent? S’ils veulent rien lire d’autre?

Bon, déjà, David Walliams, moi aussi ça me plaît beaucoup, donc je vais pas les saouler avec ça. Mais c’est une vraie question: en littérature jeunesse peut-être plus qu’en littérature vieillesse, on pourrait se dire qu’un livre qui ne plaît pas immédiatement est un livre raté - qu’un enfant ne va pas faire l’effort de se replacer dans un contexte, et que de toute façon il n’en a pas les moyens, cognitifs ou autres. Donc que si c’est la littérature jeunesse anglo-saxonne qui leur parle, c’est que c’est ‘la recette qui marche’, et puis voilà.

de la musique pour les yeux
Bon, déjà, factuellement, on sait que ce n’est pas vrai - chacun a l’expérience de livres de cultures totalement différentes qui ont surpris, dérouté, voire dégoûté, et finalement séduit, dès la plus petite enfance. Mais ça ne répond pas vraiment à la question.

Je pense en effet qu’il y a un vrai travail à faire de la part des auteurs, des éditeurs et des prescripteurs (et qui se fait déjà, hein, je n’invente rien…) pour donner aux enfants le goût de cette écart, de ces dissonances, de ces distances entre livres. Pas seulement, d’ailleurs, entre des livres de différentes cultures - encore une fois, depuis le début je parle de ‘littérature anglo-saxonne’, de 'littérature jeunesse françaises', mais ces termes aplatissent les vastes gouffres entre différents auteurs, livres, pays, états, etc.

Ca peut paraître bête à dire, mais tout simplement, les livres ne sont pas tous les mêmes. De livre à livre, on change d’univers, d’approche, de valeurs, de langue, de personnages. C’est normal que ce soit difficile d’entrer dans un nouveau livre. C’est normal de faire un effort.

Un livre n’est pas là pour répondre aux attentes posées par un autre livre. Un livre n’est pas à notre service. Si on nous conseille Les Autodafeurs parce qu’on a aimé Hunger Games, ce n’est pas la responsabilité des Autodafeurs de faire du Hunger Games. Les Autodafeurs n’a aucun compte à rendre à Hunger Games. Un livre a le droit d’être lu pour lui-même et en lui-même.

Il faut rappeler que malgré l’abondance de produits culturels anglo-saxons, pour beaucoup excellents, dont on a une vision forcément déformée ici, il existe d’autres cultures et parmi elles des gens qui ont des moyens différents de voir le monde, qui s’expriment par des procédés narratifs et linguistiques différents. Ca requiert un effort. Un déplacement.

Cette valorisation de la différence, de la pluralité des univers et des styles, et donc de la valeur des efforts - gratifiants - qu’on doit aider les petits lecteurs à faire (et faire nous-mêmes), tout cela est activement mis en danger par la normalisation d’un certain type de littérature. Si la toile de fond est unifiée, la curiosité devient difficile à entretenir.

Pour moi, en pratique ça veut dire:

  • Pour les auteurs et les éditeurs, ne pas essayer de ‘faire comme’ les livres anglo-saxons qui ont du succès ici, que ce soient les très commerciaux ou les très bons (ou les deux). Se dire qu’il n’y a qu’un seul John Green et qu’un seul Hunger Games; proposer autre chose.
  • Valoriser le travail des traducteurs et des traductrices qui nous apportent des textes de l’étranger et sont trop souvent invisibles. Parler d’eux aux enfants et aux jeunes, les inviter dans les classes, pour faire comprendre d’où viennent les livres et comment ils traversent les frontières. Ce sont sans doute les mieux à même de nous parler des écarts de langage et de cultures.
  • Mettre en avant les particularités des livres qu’on lit, pas les ressemblances. Essayer de résister à l’envie de dire: ‘C’est un livre qui est, disons, entre Percy Jackson et Neil Gaiman.’ Je le fais souvent, mais je me soigne. Laisser les livres exister en eux-mêmes.
  • Résister au french-bashing, surtout devant les enfants et les jeunes, et au contraire faire un effort supplémentaire pour valoriser la production française et étrangère non-anglo-saxonne. Lire nos contemporains et en parler, les conseiller. Analyser les nouveautés, les innovations, etc.
  • Ne pas croire qu’on peut réduire la production contemporaine anglo-saxonne à ce qu’on en voit en France. Je sais bien ce que j’ai fait dans tout ce billet, mais encore une fois, je précise, mais c’est parce que je rapportais ce qui est souvent vu comme “la” production “anglo-saxonne”. Rappeler que la littérature jeunesse anglophone vient aussi du Canada, de l’Afrique du Sud, de la Nouvelle-Zélande, du Ghana, etc. Et que tout ça se subdivise à l’infini. Il y a une tradition de littérature jeunesse reconnue comme ‘la littérature des marais du Cambridgeshire’ - yes, c’est la vérité. Quand on est un éditeur, chercher à importer ces livres-là aussi.
  • Emprunter, mais aussi adapter et s’approprier ce qu’on emprunte. Je me nourris sans cesse de la littérature jeunesse anglo-saxonne et jamais je ne renierai ce qu’elle m’apporte. Mais essayer, du mieux qu'on peut, de transformer, de ne pas imiter. (Ca revient aux questions abordées dans ‘Ecrire comme une abeille’.)
  • Eviter de conclure quand un livre a du succès commercial ou critique que c'est un reflet direct de sa valeur intrinsèque, et vice-versa: éviter de penser qu'un livre qui ne vend pas beaucoup ou n'a pas de prix 'mérite' cet 'insuccès'. Garder à l'esprit que le système de production, de distribution et de promotion est un déterminant majeur de la vie d'un livre.
  • Ne pas toujours se comparer, surtout à des choses désincarnées dont on ne voit qu’un douteux ersatz. Faire ce qui nous semble juste.
Je m’arrête là, puisque ceci est en train de devenir le plus long billet du monde. En conclusion: arrêtons le french-bashing, apprécions qu’il existe des littératures jeunesse, comprenons ce qui a fait et continue à faire notre histoire, voyons derrière les chiffres et les prix.

Normalisons l’idée que tout livre devrait nous décaler un peu.

Onéguineries

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La sortie de Songe à la douceur, le 24 août prochain, s’approche gentiment, et on me pose parfois des questions quant à Eugène Onéguine, à la fois le roman de Pouchkine et l’opéra de Tchaïkovski, dont Songe est (très librement) inspiré.

Je suis évidemment extrêmement heureuse et fière d'apprendre que certain/es des premièr/es lecteurs-trices de Songe à la douceur ont ensuite acheté le roman de Pouchkine; ou, comme dans le cas de cette chronique par Moka, l’ont acheté et lu avant de lire Songe à la douceur. Cependant, je précise quand même qu'il n’y a aucun ‘besoin’ de connaître les deux oeuvres ‘originales’ pour lire Songe à la douceur, qui n'en est pas une adaptation stricte. (Par contre, il existe un besoin existentiel profond, sans doute...) 

Cela étant dit, voici quelques suggestions à ceux et celles qui souhaiteraient savoir, en particulier, par quoi commencer, comment s'approcher de ces deux oeuvres, dont il existe de nombreuses versions.

Je tiens à dire d'emblée que je n’ai aucune légitimité sur ce sujet d’un point de vue intellectuel ou universitaire - je ne suis pas du tout spécialiste de la littérature russe, ni de musique classique. Je ne vais donc parler d'Eugène Onéguine qu'en tant que groupie!

Le roman

Le roman de Pouchkine, Eugène Onéguine, est disponible dans un grand nombre de traductions. En français, le choix le plus évident est de le lire dans la traduction récente d’André Markowicz, chez Actes Sud.


Je vous conseille aussi fortement (très, très fortement) un épisode génial (issime) des Nouveaux Chemins de la Connaissance, où André Markowicz et Adèle Van Reeth parlent de Pouchkine et de la traduction d'Eugène Onéguine. C’est véritablement passionnant comme conversation, et c'est aussi une introduction merveilleuse au roman et sa place dans la culture russe.

On me demande parfois s'il faut mieux le lire en français ou en anglais. Je l’ai lu dans pas mal de versions dans les deux langues, et je suis assez flexible. Je trouve que toutes celles que j'ai lues ont quelque chose à apporter - qu’elles soient, d'ailleurs, en vers, en vers libres ou réguliers, ou en prose. L'anglais a l'avantage intéressant d'être proche du russe en terme d'accentuation - donc les traducteurs peuvent rendre, notamment, l'alternance originale complexe de rimes masculines et féminines, c'est-à-dire accentuées ou non-accentuées. Cependant, on se retrouve vite avec le même genre de rimes féminines (en 'tion' et 'ing', en particulier).

Pour ceux qui sont lisent un peu le russe, je conseille cette édition anglophone du texte russe, qui n’est pas bilingue (donc empêche de céder à la facilité), mais propose des notes et définitions à la fin du livre pour les mots difficiles de chaque strophe (bon, si t'es comme moi, après avoir lu les notes, il te restera encore 404025 mots difficiles à chercher):

oui, ceci est un plaid Ikea qui devait être en vogue en 1992.

L’opéra


Eugène Onéguine est l’un des opéras les plus souvent représentés au monde (Operabase le place en 14e position en 2014-2015). J’ai pu l'attraper trois fois en live en quelques années. Si vous n’êtes pas loin d’une grande ville avec un opéra, il est très probable que vous puissiez le voir bientôt.

La version audio que j'ai est celle-ci:

De toute façon, l’opéra est disponible dans énormément de mises en scène sur YouTube, certaines vidéos de l'opéra en entier, certaines de fragments. Tapez 'Eugene Onegin' car l'orthographe anglaise donnera davantage de résultats que la française (oui, One Gin. I know. Hilarious.). La qualité du son sur YouTube est ce qu'elle est; il faut négocier avec ses oreilles pour faire plaisir à ses yeux (#modernlife).

Bonne nouvelle! L'opéra a un certain nombre de tubes, donc si ça te saoule de te taper tout le truc, entre les mots-clefs suivants pour voir directement trente mille versions de ces bouts-là:
  • La lettre de Tatiana (Tatyana/ Tatiana's letter scene), où il y a généralement une variation sur le thème lit-lettre-plume-soprano-sexy-se-roulant-dans-des-draps.
classique

mate un peu la taille du lit 

encore un lit géant
+ du décolleté pigeonnant et un ordinateur portable.
  • L'aria d'Eugène (Eugene's aria/ Onegin's aria). Le moment où Eugène fout un râteau à Tatiana big time. 
avé les sous-titres en français

sans les sous-titres, mais il fait semblant de manger une pomme

 j'aime beaucoup celle-ci (et la version complète d'ailleurs) (1:12)
  • L'aria de Lensky (Lensky's aria) (le fameux Kuda, kuda! L'un des plus beaux et célèbres arias du répertoire.)

Et le final! Oh, le final! Mais je vais pas te le donner, ça me spoilerait mon bouquin (peut-être...). T'as qu'à le chercher avec tes petits doigts.

Ah oui, il y a aussi l'incontournable (et très désuet) film de Weigl des années 80s:


Si t'en as marre des vidéos toutes moches, tu peux acheter le DVD d’une mise en scène de Robert Carsen avec Dmitri Hvorostovsky et Renée Fleming. Personnellement, je trouve que c’est une version un peu trop dépouillée. Il y a une version DVD aussi d'une mise en scène de Kasper Holten que je trouve assez chouette et bizarre, mais sans Dmitri (voir below). Une autre encore de Deborah Warner, dont je n'ai vu que des extraits, avec Anna Netrebko.

Qui est le meilleur Eugène?

Cette question n’a pour moi qu’une seule réponse possible, c’est évidemment Dmitri Hvorostovsky, superstar sibérienne à la crinière blanche qui l’a joué des centaines de fois. Il est partout sur les versions YouTube, comme vous vous en apercevrez après 5 minutes de recherche.

Je me suis pâmée devant le bonhomme en live au Royal Opera House en janvier dernier. J'ai d'ailleurs déniché une hilarante vidéo pirate de l'aria d'Eugène, tournée en loucedé par un véritable artiste de l'iphone littéralement le soir où j'y étais (sauf que j'avais une meilleure place, parce que j'avais pulvérisé ma tirelire). Attention, c'est plein de gens qui toussent derrière et de zooms audacieux:


(et NON, je n'étais PAS d'accord avec le bisou final, mais alors PAS DU TOUT.)

Bon, il y a d'autres Eugène très bien, évidemment. Pour moi, la règle numéro un, c’est que si je ne tombe pas amoureuse, tout le spectacle est raté. J’ai vu des mises en scène d’Onéguine avec des chanteurs moches ou peu charismatiques, et même s’ils chantent génialement, ça ne prend pas. C’est comme Don Giovanni, il faut pouvoir y croire. Hvorostovsky, même si au départ t’es pas fan de la coupe de cheveux, après trois minutes, tu verras, tu ne voudras faire qu’une chose, lui écrire une lettre passionnée au milieu de la nuit.

Cerise sur le gâteau, l’année prochaine le Metropolitan Opera de New York monte Eugène Onéguine avec Dmitri Hvorostovsky et Anna Netrebko, et il sera diffusé en direct dans de nombreux cinémas à travers le monde (dont mon cinéma à York, que j’aime d’amour car il diffuse des tas d’opéras). Il faut absolument y aller. 

Le film
Pas vu! Pourtant je séquestre depuis presque 1 an et demi le DVD prêté par des potes (sorry, D.&J.!), mais je ne voulais pas être influencée pendant l'écriture de Songe à la douceur donc je ne l'ai pas regardé. Et depuis, je sais pas, j'ai peut-être un peu peur de m'y plonger.

Faut-il commencer par l'opéra ou le roman?

Malgré les titres identiques, ce sont deux oeuvres vraiment distinctes qui, pour moi, peuvent se rencontrer dans un ordre comme dans l'autre. D'ailleurs, on peut en aimer une et pas l'autre. J'ai rencontré un certain nombre de fans (pardon, d'érudits passionnés) du 'vrai'Onéguine qui sont très dédaigneux envers l'opéra, qu'ils accusent de sentimentalisme, de trahir le cynisme de Pouchkine, de 'n'en faire qu'une histoire d'amour', etc.

(En général, ça s'assortit de la critique typique, d'une gigantesque banalité à mourir de bâillements, des Vrais Amateurs de Musique Classique Que Tu Sais Qu'ils Aiment Vraiment la Musique Classique Et Pas Toi, c'est-à-dire que 'l'opéra, toute façon, c'est un genre inférieur, c'est de la comédie musicale pour midinettes'.)

Comme vous le savez, je n'ai aucune patience pour ce genre de snobisme (voir ce billet), mais ici il a le mérite de montrer ici que les deux oeuvres sont de style et d'esprit très différents. Et donc, qu'il faut essayer les deux.

Voilà, j’espère que ça défriche un peu le terrain. A bientôt pour d'autres nouvelles de Songe...

Madeleines au creux de la main

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Hier matin, en allant au travail, j’aperçois sur le trottoir un ver de terre qui avait dû tomber d’un camion, d’une brouette, voire d’un bec d’oiseau, car il était à douze années-lombrics de toute surface adaptée à sa molle constitution. Prise d’une grande compassion pour le pauvre animal (dit la fille qui trimbale en même temps dans son sac sa lunch box du jour avec un filet de saumon à l’intérieur), je me baisse et le ramasse, avec dans l’idée de le déposer dans un potager urbain qui se trouve sur mon chemin, à quelques rues de là.
 
le potager
Mais alors que je m’approche dudit potager, télescopage temporel: le ver de terre se tortille dans ma paume, et en moins d’une seconde de ce chatouillis entre ligne de vie et ligne de chance, je perds vingt ans. Une vraie madeleine tactile, cette sensation si simple, mais si singulière, d’une torsion de ver de terre. Pour ceux qui, comme moi, haïssent profondément le jardinage, ça remonte à loin, l’époque où on entassait quatorze ou quinze de ces gluants petits tuyaux dans nos mains pour les sentir grouiller.

Alors donc, devant les murs médiévaux de ma cité viking, à huit heures du matin, entre un pub et un restaurant indien, une tête visqueuse (ou une queue? sorry, ver de terre, je suis pas sûre, le prends pas mal) vient déloger du creux de ma main, qui les avait égoïstement emprisonnés, toute une innombrabilité d’après-midis passés, à genoux, à extirper des lombrics du sol entre oseille et groseilles. 

 
pas évident-évident, t'admettras
Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive; récemment, un autre agent proustesque en mission transtemporelle m’est atterri entre les mains: une VHS. Evidemment, ce n’est pas comme si je n’avais pas vu de VHS depuis les années 90, mais je n’en avais pas touché depuis longtemps. Mes mains avaient eu largement le temps de remplacer par d’autres sensations habituelles, désormais plus utiles, le souvenir tactile de ce pavé, avec cette lourdeur et cette densité bizarrement réparties, cesorifices crantés, cette fine languette sur le côté

En reprenant par hasard une VHS en main, c’est comme si l’enregistrement d’origine remontait à la surface, se frayant un chemin entre d’autres sensations perdues - la petite roulette de l’iPod mini, la rondeur caoutchouteuse du Nokia 3410, la froideur glissante de l’iPod touch. Il ramène avec lui le déglutissement métallique du magnétoscope, l’odeur laiteuse d’un bol de Chocapic, et l’agacement d’avoir encore des exercices de géo à faire avant demain.

Puisque donc je suis en mode ‘vieux con’ aujourd’hui, je proclame qu’il faudrait un loto du toucher comme on a un loto des odeurs - on nous banderait les yeux et on nous mettrait dans la main une pile de Pogs, du Gak, une carte Orange, une pièce de deux francs, un mange-lacets (je parle évidemment ici au nom des bébés des années 90 - si tu me donnes un plumier, ça va pas fonctionner). Ou juste des choses qu’on n’a pas empoignées depuis très longtemps: une souris à Tipp-Exx, une Cracotte au chocolat, le fermoir d’une botte de ski, un cadran de cabine téléphonique, un petit parapluie à cocktail.

Evidemment, il faudrait que l’orchestrateur de ce loto tactile nostalgico-narcissique soit quelqu’un qui nous connaisse très bien, et qui ait de préférence grandi avec nous: soeur ou frère, cousin ou cousine, ami/e d’enfance.

Mais comme on aurait grandi, contrairement à cette batterie d’objets divers, j’ai peu d’espoir qu’on puisse réveiller de la même manière la vraie sensation de quand on se donnait la main tous les deux. C’est osseux, une main, ces jours-ci.

Les amitiés féminines en littérature jeunesse

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Je viens de finir les deux premiers livres de la saga napolitaine d'Elena Ferrante, L'amie prodigieuse et Le nouveau nom, qui m'avaient été recommandés par un très grand nombre de personnes. Je n'ai pas été aussi passionnément enthousiasmée que d'autres, mais j'ai quand même beaucoup apprécié cette fresque historique et je suis heureuse qu'elle ait trouvé un lectorat international.


Un détail cependant qui m'interpelle, c'est le nombre de gens qui m'ont 'vendu' la saga en me disant 'Je n'ai jamais vu d'amitiés féminines aussi bien décrites en littérature'. C'est un argument que l'on retrouve d'ailleurs dans les nombreuses chroniques du livre que j'ai pu voir. Notamment, l'une des personnes qui me l'a recommandée a dit avoir trouvé extrêmement original le tout début du premier tome, où l'amitié entre les deux petites filles est longuement décrite, avec ses tourments et ses plaisirs.

Extrêmement original? En littérature générale, peut-être. En littérature jeunesse, pour enfants et pour ados, les amitiés féminines, ça fait un bail qu'on est sur le sujet.

Attention: je ne voudrais pas exagérer le phénomène; il est absolument évident qu'on n'a pas assez de personnages principaux féminins en littérature jeunesse (comme en générale); qu'on manque de portraits forts et nuancés de fillettes et de jeunes filles, et de leurs relations, notamment amicales; qu'on souffre d'une surabondance de personnages féminins caricaturaux, de jolies crétines et de moches mesdemoiselles-je-sais-tout, etc.

et d'une gigantesque quantité de livres où on a un seul personnage féminin intelligent, qui n'est donc amie qu'avec des garçons; puisqu'elle est intelligente, elle a le droit
oui oui, toi aussi, Pullman. J't'aime quand même, va.
 
Mais on a aussi depuis longtemps d'excellents livres qui dépeignent avec nuance et ambiguïté les relations amicales entre (très) jeunes filles. Il y a chez Ferrante des descriptions vraiment fortes et bien vues des amitiés-amoureuses, entre haine, jalousie, admiration et adoration - mais de nombreux/ses auteur/es jeunesse ont aussi beaucoup montré à quel point ces amitiés féminines, en particulier chez les jeunes filles, pouvaient être complexes, destructrices, extatiques et dévorantes.

Le personnage de Lila m'en a rappelé beaucoup d'autres - pas en 'littérature générale' (alias, en littérature vieillesse) - mais en littérature jeunesse. Ce n'est pas pour dénigrer Ferrante que je dis cela, évidemment, et je ne suis pas du tout en train de dire que la saga napolitaine est une saga 'pour enfants' (ou ados). Mais pour ce qui est de la description de l'amitié, elle rejoint en bien des endroits une réflexion qui existe déjà en LJ.

Ce n'est sans doute pas une coïncidence quand on considère qu'une majorité d'auteurs jeunesse sont des auteures (non pas qu'on ne puisse pas écrire des amitiés féminines en étant un homme), et que nombre d'auteur/es jeunesse sont en contact quasi-quotidien avec ces jeunes amitiés, à travers enseignement, messages de jeunes lectrices, et rencontres scolaires.

Je citerai quelques exemples qui me sont venus à l'esprit en lisant Elena Ferrante; donc une liste totalement personnelle de livres jeunesse qui selon moi proposent des représentations d'amitiés féminines, soit entre toutes petites filles, soit entre plus jeunes filles, équivalentes en intérêt et en nuance:

 
Mon amitié avec Tulipe, d'Anne Fine, un roman cultissime sur une amie... prodigieuse, en cela qu'elle est hypnotisante, capricieuse, imprévisible, dévastatrice. Le roman va extrêmement loin dans sa représentation de l'amitié entre jeunes filles, ses aspects érotiques, sournois et brutaux. Avec en sous-texte l'importance de la réputation, pas seulement au sens simple du gossip qu'on attribue si souvent à tort aux jeunes filles comme étant l'essence de leurs vies (!), mais au sens plus large de ce qui nous suit dans notre existence, s'accroche à nous, parfois injustement, et se retrouve dans le regard des autres.  
 
On pourrait citer tout Jacqueline Wilson, mais Une amie d'enferm'a toujours frappée comme étant l'un de ses textes les plus intéressants dans sa représentation d'amitiés entre filles. Au départ, c'est une histoire toute simple d'opposés qui s'attirent: la jolie rebelle, kleptomane et instable Tanya, et la chouchoute des profs mal dans sa peau Mandy. Mais il y a beaucoup de choses qui compliquent et nuancent cette relation, dont l'influence du traumatisme subi par Tanya, des sentiments d'abandon et de jalousie qui passent fluidement de l'une à l'autre alors que tour à tour elles s'envient mutuellement, se punissent l'une l'autre, se réconcilient, etc. 

 
Je ne sais pas combien de fois j'ai parlé sur ce blog de Quatre filles et quatre garçons, de Florence Hinckel, mais il bien faut en reparler! Alors que les deux livres ci-dessus se focalisent (comme ceux d'Elena Ferrante d'ailleurs) sur un seul 'couple amical', quatre filles et quatre garçons, ça fait un bon tas de combinaisons possibles... et dont de très nombreuses sont réalisées. C'est vraiment un roman exceptionnel dans ce qu'il représente, avec énormément de générosité et de nuance, des mille et une manières dont les adolescents peuvent 'être ensemble'à quinze ans. 


Avec Dysfonctionnelle, d'Axl Cendres, on a une amitié-amoureuse qui évolue, s'adapte, se modifie, se complexifie, et qui doit se heurter - comme d'ailleurs dans la saga napolitaine - à des différences sociales particulièrement bien observées et dont les frustrations et les difficultés sont magistralement représentées. 

J'ai aussi pensé à Tête de melon, un roman de Mary Downing Hahn que j'ai relu mille fois étant petite, qui m'a tout l'air d'être épuisé maintenant - mais qui décrivait aussi avec énormément de pertinence les relations entre une jeune fille 'cassée' par une mère déserteuse, et une autre venue d'une famille très chrétienne.

Avec ce livre comme avec certains de ceux du dessus, c'est important d'insister sur le fait que ce sont des romans presque entièrement psychologiques; 'il ne se passe rien de spécial'à part l'amitié entre ces deux filles, et on a donc énormément de place pour la raconter et y réfléchir - c'est l'objet central du livre. 

Je trouve cela intéressant de constater à quel point ces livres jeunesse ne font pas que représenter ces amitiés, ils y pensent, ils théorisent l'amitié; les personnages féminins sont très souvent dans l'introspection et l'analyse. On peut d'ailleurs leur reprocher cette psychologisation et ce manque d'action, qui peut donner l'impression que les personnages féminins n'existent que par leurs états d'âme et leur langage. Mais ces récits, si l'on s'intéresse à leur portée éducative, fournissent des clefs extrêmement précieuses aux jeunes filles qui sont en train d'apprendre à naviguer ces relations complexes dans la réalité. Et si l'on s'intéresse à leurs aspects esthétiques, ils encodent de manière souvent belle et subtile des faits psychologiques complexes. 

Il ne faudrait pas non plus oublier les classiques, comme LesQuatre Filles du Docteur March(d'ailleurs abondamment cité chez Ferrante), Claudine à l'Ecole/ Claudine à Paris, voire même Les petites filles modèles, qui pour son époque est remarquablement lucide sur les relations entre fillettes. J'ai aussi exclu les récits de relations sororales en littérature jeunesse: Apple and Rain ou One de Sarah Crossan, A nous deux de Jaqueline Wilson (encore), Deux pour une d'Erich Kastner, je suis sûre que j'en oublie des tas d'importants. Je n'ai pas non plus inclus, mais j'aurais pu, le Journal de Georgia Nicholson de Louise Rennison, et les très nombreuses variations plus 'girly' ou humoristiques sur le thème de l'amitié entre filles - du Club des baby-sittersà Quatre filles et un jean - qui, si on prend la peine de s'y pencher, ne se résument pas à l'échange de conseils maquillage.


Je soupçonne également qu'il doit exister en littérature 'vieillesse' de très nombreux autres portraits d'amitiés féminines extrêmement intéressants - mais je me demande s'ils ne seraient pas en littérature de genre - romans historiques et romances, en particulier? ce ne sont pas des genres que je lis souvent, mais je serais curieuse de savoir si les lecteurs/trices de Ferrante qui sont aussi des consommateurs/trices de littérature de genre ont trouvé que Lila et Lenù leurs rappelaient d'autres héroïnes. 

Encore une fois, le but de cet article n'est pas du tout de minimiser la qualité des deux premiers livres de la saga de Ferrante, mais simplement de faire remarquer que certaines relations, personnages ou intrigues qui nous semblent invisibles en litté générale ont parfois été développées depuis longtemps dans d'autres littératures. Personnellement, j'ai des souvenirs très forts à la fois de mes amitiés féminines enfantines et adolescentes, et des très nombreuses lectures enfant/ado sur le sujet qui ont accompagné mon expérience de ces relations si particulières.

Jour de sortie!

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Et voilà, on y est, aujourd'hui 24 août, Songe à la douceur est en librairies!


Comme toujours, ce sera une journée un peu étrange, vu que je suis toute seule chez moi en Angleterre, que le livre ne sera nulle part ici, et que ni mes ami/es ni mes collègues angliches ne sont au courant. Donc pas de célébration, juste des préparations de cours et des corrections de thèse de master (t'as les larmes aux yeux là j'espère).

Mais pas grave, car j'ai déjà vu apparaître, de-ci, de-là, de fil Facebook en billet de blog, des photos du livre un peu partout, chez ceux et celles qui ont pu l'avoir à l'avance - et je dois dire que j'admire le talent photographique de ces baroudeurs...

Philippe Arnaud depuis l'Amérique...
Théo Uhart depuis sa chaise longue...
et Nathan Lévêque, qui a posé Songe à la douceur exactement où il devrait être, c'est-à-dire sur un pont parisien...

Et puis Songe à la douceur est déjà là, en ligne et sur papier, à travers des chroniques déjà nombreuses.Bon, pour être honnête, je m'en protège férocement, car oui, je te confirme que je suis en effet stressée, oui oui, il y a la pression, t'as raison, c'est marrant que tu me poses cette question!

Cependant, je suis éblouie de voir (à travers les interstices entre mes doigts posés sur mes yeux), dans les chroniques qui me parviennent, tant de détails, de commentaires et de remarques qui me font penser mais oui, c'est exactement ce que je voulais dire... et même si, en bonne prof, je m'empresse de préciser que ça n'a aucune importance ce que je voulais dire (#mortdelauteur #loveyoubarthes #wimsattbeardsley), c'est quand même une gigantesque joie (et aussi toujours une bizarrerie totale) de se savoir si attentivement lue, de constater des résonances, des connexions, entre 'nous', à travers le livre. 

J'ai répertorié les chroniques qui me sont parvenues ici, sur la page du livre sur mon site. J'espère que vous en trouverez une qui vous incitera à essayer le livre, parce qu'il y a de tout là-dedans, des chroniques écrites par des très jeunes adultes et des ados, d'autres par des adultes, euh... confirmés (ça va, je vexe personne?); des chroniques à fleur de peau, d'autres ultra-argumentées; des chroniques de ceux qui ont lu 'l'original', d'autres non; des gens qui ne lisent jamais ce genre de livre normalement, et même certaines qui ont réagi en vers...

Et puis d'autres qui sont totalement barrés, comme Simon Roguet, de la librairie M'Lire à Laval:



Dans la presse aussi, Songe à la douceur a eu droit à une double page dans Page des Libraires, grâce à Gwendal Oulès,


et puis dans Philosophie Magazine, grâce à Alexandre Lacroix; là il faut quand même que je signale que je n'ai pas encore reçu mon exemplaire, il arrive toujours plus tard en Angleterre (merci Gilles pour la photo!), mais j'arrive à peine à me représenter ce qui se passera quand je verrai pour de vrai mon livre à l'intérieur de ce magazine que je lis rituellement et obsessionnellement depuis tant d'années:

Que dire d'autre dans ce billet déjà honteusement trop autopromotionnel? (promis, on revient aux billets normaux bientôt). Vous voulez savoir l'histoire? Les grandes lignes en sont racontées dans presque toutes les chroniques, et j'en avais parlé ici, et c'est aussi sur mon site.

Pour le redire vite: c'est une histoire d'amour qui fait le grand écart entre dix ans: la première fois c'est un amour adolescent, la deuxième fois c'est un amour jeune adulte. C'est en vers. C'est inspiré d'Eugène Onéguine. Pour le reste, vous verrez bien...

Ca commence comment? Comme ça!

Ne me reste plus donc qu'à souhaiter à Eugène et Tatiana de tomber entre vos mains si ça vous chante - et à espérer qu'en effet, ils réussissent à vous chanter quelque chose.

Va jouer!

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Hop hop hop, un livre en chasse l'autre! hasards du calendrier éditorial obligent, voici qu'aujourd'hui sort chez Sarbacane un nouveau petit album, Va jouer avec le petit garçon!, écrit par moimem et illustré par Maisie Paradise Shearring.

GRAOOOOAAAR
Ce que cette couverture ne montre pas, c'est la quatrième de couverture!



Génial non? Alors de quoi est-il question dans ce terrifiant album? D'une situation que bien des enfants (moi y compris) ont connue et de laquelle ils sont traumatisés à vie: t'es au parc, tranquilou bilou, tu joues toute seule, tu t'amuses, tout va bien, et là y a ta mère/ ton père/ ta tante (dans mon cas) qui te dit:

'Clémentine!!! Regarde là-bas, y a un petit garçon (/une petite fille) qui est tout seul! va lui demander si tu peux jouer avec lui!'

Et toi t'es là 'Non non ça va je préfère jouer toute seule.'

Mais cette réponse ne satisfait pas l'adulte. 'Allez, va lui dire bonjour! Arrête de faire ta timide!'

Et toi tu exploses intérieurement d'exaspération et de désespoir: 'Mais non j'ai pas envie!!!'

'CLEMENTINE CA SUFFIT VAS-Y VA DIRE BONJOUR VA JOUER AVEC LE PETIT GARÇON'

Et là t'es obligée d'aller traîner ta pelle et ton râteau pour aller dire bonjour à un garçon qui était aussi bien content d'être tranquille tout seul et toute l'injustice du monde est sur tes épaules et t'en fais encore des cauchemars vingt ans plus tard.

(Je précise que ça peut aller très loin car dans mon cas l'une de mes tantes m'a dit un jour, alors qu'on était toutes les deux dans un train, et que j'avais seize ans, "Tu veux pas aller dire bonjour au garçon là-bas? Il a l'air de s'ennuyer". C'était un mec de genre vingt-cinq ans qui oscillait au rythme de la musique de ses écouteurs.)

Ce qui est très bizarre c'est que, d'une part, les adultes, eux, ne vont pas 'dire bonjour' aux autres adultes qui sont tous seuls (du moins ceux qui ne font pas du harcèlement de rue un mode de vie) et que d'autre part, les adultes sont totalement terrifiés que leurs enfants aillent voir des inconnus, donc ce truc d'aller jouer avec tel ou tel petit enfant au hasard est absolument incohérent et devrait être puni par l'Union Européenne.

C'est le point de départ de cet album-vérité.



La maman de notre jeune héros à chapeau lui dit d'aller jouer avec le petit garçon là-bas dans le bac à sable. Formidable naïveté que cette sollicitude maternelle! car

Et si jamais le petit garçon, c'était pas un petit garçon?
Si jamais c'était un monstre déguisé dans une peau de petit garçon volée?
A partir de là notre héros se fait enlever dans le bac à sable par le petit garçon qui est donc un monstre déguisé et qui kidnappe souvent des enfants dont les parents leur ont dit 'va jouer avec le petit garçon'.

Va-t-il s'en sortir, lui et les autres pauvres petits prisonniers? Mystère...

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Cet album a eu une genèse assez particulière donc j'en profite pour parler un peu des différentes manières dont peut naître un album. Questions qu'on nous pose assez souvent: Choisissez-vous l'illustrateur? La seule réponse, c'est que ça dépend, mais la plupart du temps, non - on propose un texte à un éditeur, qui trouve ensuite un illustrateur ou une illustratrice. En général, on ne se rencontre pas, sauf au hasard d'un salon, mais on communique souvent par email.

Là, c'était totalement différent comme mode opératoire: j'ai écrit Va jouer avec le petit garçon! spécialement 'pour' qu'il soit illustré par Maisie.

C'était il y a un an et demi et quelque: Emmanuelle, qui édite les albums chez Sarbacane (et qui co-règne sur l'empire à la girafe) est revenue enthousiaste de la foire de Bologne, où elle avait rencontré Maisie Shearring, toute jeune illustratrice qui venait de gagner un grand prix pour son travail.

un extrait de l'album/ BD de Maisie, Susan's School Days, avec lequel elle a gagné le prix
Maisie venait de terminer un Master en illustration jeunesse (l'un des meilleurs du pays) à l'université d'Anglia Ruskin, qui se trouve être à Cambridge. 

Donc Emmanuelle m'a demandé si ça m'intéressait de rencontrer Maisie et de voir si on pouvait faire un album ensemble. On s'est rencontrées à Cambridge, dans un café grisailleux, et on s'est très bien entendues. Elle avait apporté son portfolio. Emmanuelle était particulièrement intéressée par les dessins 'petite enfance' de Maisie, surtout une série de petits personnages avec des animaux:


Et moi j'avais été particulièrement frappée par ses dessins de foule, notamment un dessin de parc:


Après notre rencontre, j'ai cogité pour trouver une histoire qui justifie des tas de petits personnages et des foules et qui soit adaptée à des petits enfants et qui de préférence les terrifie, les ravisse et les fasse se rebeller contre leurs parents dès demain matin. Ah oui, et qui soit entièrement écrite au conditionnel.

Ça a donné Va jouer avec le petit garçon, ça a plu à Emmanuelle, et je l'ai entièrement traduit en anglais pour que Maisie puisse le lire! Toute la correspondance a eu lieu en anglais, tout le travail d'édition aussi.

Il s'est passé une drôle de chose en traduction, d'ailleurs. La première ligne de texte en français, c'est:
'Alors que je joue toute seule tranquillement
Maman depuis son banc m'appelle.'
C'était donc une petite fille l'héroïne. Mais dans la traduction anglaise, où les adjectifs ne sont pas genrés, cette voix est devenue neutre. Je n'ai même pas fait attention car il me semblait évident que c'était une petite fille - les neuf dixièmes du temps j'ai des narratrices, donc c'est quelque chose d'entièrement naturel pour moi.

Pas pour Maisie! qui, privée de cette indication, nous a fait des dessins... de petit garçon! Après discussion, on a décidé de garder ce petit héros garçon. Ca me change - je crois que c'est mon seul livre avec La pouilleuse à avoir un narrateur.

D'autres trucs rigolos quand on travaille avec une illustratrice anglaise: elle avait naturellement mis des uniformes scolaires aux enfants! il a fallu changer ça. Et la vue de la ville, dans l'une des grandes illustrations de la fin, faisait très british dans le premier essai. Bref, c'était très rigolo comme processus.

Voilà donc notre bébé, qui est trop chouette, in situ à Cambridge le weekend dernier:

y avait du vent #cambridge

Maisie avait assorti sa robe au monstre
Et last but not least, on a fait une petite vidéo pour vous présenter une image de l'album! Vous pouvez la voir ci-dessous. Comme on est toutes les deux très nulles en vidéo et qu'on a absolument pas l'habitude, c'est très artisanal. La preuve, voilà comment on a dû installer notre caméra:


Les dessous de la promotion du livre jeunesse... c'est délicat

Voilà donc Maisie et moi, in English, avec sous-titres, parlant de l'une des illustrations du livre. Enjoy!



Vrac

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Vinzou, je m'aperçois que ça fait 2 mois que je n'ai rien posté sur ce blog, et ce n'est pas faute de nouvelles. Mais le trimestre universitaire est intense - et à peine commence-t-il à toucher à sa fin que c'est l'heure de Montreuil! où vous me retrouverez, si vous le souhaitez:
  • le samedi de 10h à 12h chez Hachette, et de 16h à 18h chez Sarbacane
  • le dimanche de 14h à 16h chez Sarbacane.
En vrac, quelques autres news, surtout autour de Songe à la douceur. Cela fait maintenant deux mois que le livre est sorti et je suis enchantée de l'accueil qui lui a été réservé. Je n'ai jamais reçu autant de messages et de lettres, pas seulement pour Songe mais aussi pour Les petites reines qui a été, du coup, 'relancé' par la mise en avant de Songe.

Je me protège autruchément des avis, mais il y a eu des chroniques de Songe sur de nombreux blogs, ainsi que dans La Mare aux Mots, Libération, le Figaro, Télématin, Néon Mag, Causette, sur France Inter, et d'autres. La page 'revue de presse', mise à jour un peu trop sporadiquement, de Songe à la douceur est ici.

youpi matin-in-in
J'ai aussi eu la chance d'être interviewée par de nombreux blogs et sites lors de la sortie et après. La Voix du Livre a publié un entretien très complet, en plusieurs parties, ici. Merci aussi aux Histoires sans Fin pour une interview vidéo au sujet du livre, si ça vous dit de voir ma tête pendant 17 minutes:



In other news, La Charte des Auteurs et des Illustrateurs pour la Jeunesse a lancé cette semaine sa grande campagne annuelle pré-Montreuil, avec une série de photos absolument géniales pour parler, poétiquement mais pragmatiquement, des faibles pourcentages de droits d'auteurs accordés en jeunesse, en montrant de manière très concrète ce qu'ils permettent d'acheter au quotidien par livre vendu (indice: pas grand chose). Je ne sais pas si j'ai le droit de reproduire les photos ici, alors allez voir sur leur site ou leur page Facebook les superbes photos de Laura Stevens.

Voici ma contribution:


Sur ce, à très vite, promis.

Inséparables

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Je viens de rendre à Rageot le premier jet de ma traduction de One, de Sarah Crossan, qui sortira en 2017. Hé oui, l'année prochaine, je fais donc mon tout premier pas comme traductrice.


One, c'est le roman ado de l'année en Grande-Bretagne; il a gagné le Carnegie - le prix de littérature jeunesse le plus important de ce côté-ci de la Manche - et d'innombrables autres prix. C'est un livre qui est à la fois littérairement exigeant et profondément émouvant - le genre de succès à la fois d'estime et commercial que très peu de livres rencontrent.

Le pitch est pourtant absurdement casse-gueule: c'est l'histoire de deux soeurs siamoises, racontée par l'une des deux, Grace. Je n'en dirai pas plus pour le moment: c'est déjà suffisamment accrocheur...

Sarah Crossan est une auteure que j'admire beaucoup, et qui a eu une importance particulière pour moi car c'est avec son superbe The Weight of Water que j'avais découvert la forme du roman en vers pour adolescent/es.


Pour l'instant, aucun des romans en vers de Sarah n'avait été traduit en français - tout comme les nombreux autres romans en vers britanniques ou américains - pour des raisons évidentes: traduire des romans en vers, ça a l'air bien galère. Mais ayant vu que je venais de publier un roman en vers, Murielle Coueslan, mon éditrice chez Rageot (qui publie l'année prochaine en français ma série des Sesame Seade), m'a contactée pour me demander si je connaissais le travail de Sarah. Elle venait de lire One, et elle envisageait de l'acquérir.

Je lui ai immédiatement répondu: 'Bien sûr que je connais! et oui, il faut absolument l'acquérir! et est-ce que je peux le traduire???'. Je ne suis pas généralement du genre à m'imposer comme ça, donc je me suis fortement auto-étonnée. Et Murielle m'a répondu presque illico pour me dire oui.


Sarah et moi, à Sheffield il y a quelques semaines
Le processus de traduction de One a été, au départ, plus que flippant. Déjà, ce n'était pas seulement la première fois que je traduisais un roman en vers - c'était la première fois que je traduisais un roman tout court (à part ma propre traduction des Petites reines vers l'anglais). N'étant pas traductrice professionnelle, et sachant que mon expérience d'écriture en anglais et en français n'était pas suffisante, j'ai fait mon universitaire de service: j'ai lu le plus de choses que je pouvais sur le sujet, j'ai étudié diverses théories de la traduction, j'en ai parlé à mes amis traducteurs.


Sauf qu'évidemment, la théorie, ça va un moment, mais évidemment il existe des tas de théories différentes pour la traduction de la poésie, des romans, de la littérature jeunesse, etc. Pas de réponse universelle, et rien ne vaut la pratique; j'ai énormément appris de mes lectures, mais encore plus au cours du texte, en me confrontant directement aux questions et aux problèmes que ce roman-là en particulier me posait.

En voici quelques-uns qui, il me semble, valent la peine d'être commentés.


One a pour caractéristique assez intéressante d'être un roman en vers avec très peu de rimes, et toutes utilisées de manière très stratégique. Au début, j'étais très ferme: il fallait préserver cette absence de rimes, que j'interprétais comme une intention importante du texte.

j'en profite pour mettre des couvs
d'autres romans en vers
Le problème, c'est qu'en français, c'était beaucoup plus difficile. Le français a beaucoup de catégories de mots qui se terminent de manière identique, en particulier les adjectifs, les participes présents et passés, les infinitifs, etc. Donc plus j'avançais, plus il s'avérait difficile de ne pas faire rimer le texte par endroits.

Non seulement c'était difficile, mais ce n'était pas naturel. Et j'ai finalement décidé que ce n'était pas nécessaire. Peu à peu, je me suis faite à l'idée que la rime pouvait être autre chose, dans ce travail de traduction, qu'une concession, une fioriture, un ajout indésirable à des fins de vers intentionnellement laissés en liberté. J'ai découvert que si j'acceptais que des rimes émergent naturellement, je rendais de manière beaucoup plus fidèle la fluidité originale du texte de Sarah.


Ces nouvelles rimes m'ont aussi servi à compenser un autre effet du texte difficile à rendre: la dimension fortement allitérative de la langue d'origine. Les mots anglais courants, non tirés du latin, qui sont ceux que Sarah tend à utiliser, sont généralement courts, sonores, voire onomatopéiques. Ils sont parfaits pour les vers extrêmement courts - parfois un seul mot, parfois une seule lettre - orchestrés par Sarah.

Sauf qu'en français, ça ne fonctionne pas pareil. Beaucoup de nos mots, même courants, sont longs, surchargés de préfixes et de suffixes, et semblent gauches ou lourdauds dans des vers courts. On peut bien sûr trouver des alternatives plus mélodieuses, mais ce n'est pas toujours désirable: Grace et Tippi, les héroïnes du livre, ont un langage extrêmement naturel, simple, spontané, et il aurait été étrange de leur faire utiliser des synonymes plus légers mais trop recherchés.



L'ajout de rimes par-ci par-là m'a servi, par endroits, à déplacer la musicalité du texte, pour ainsi dire, de l'intérieur des vers à leur extrémité.


Autre difficulté: rendre l'esthétique très minimaliste de l'écriture de Sarah. Ses 'chapitres' sont parfois presque des haïkus: elle utilise des vers extrêmement courts, extrêmement évocateurs. C'est en grande partie la grammaire anglaise qui rend possible ce style très dépouillé. En anglais, de nombreux mots de liaison sont optionnels, et la machinerie syntaxique est minimale. On peut facilement faire subir des régime express à une ligne de texte simplement en supprimant des articles et des conjonctions de subordination.


Ce n'est pas le cas en français, où on a besoin d'une artillerie de guerre pour enchaîner deux propositions, et où chaque mot requiert son article ou son déterminant. C'est pourquoi les textes anglais traduits en français prennent naturellement du poids - ce qui n'est pas un problème pour un roman 'normal', mais devient très embêtant pour un roman en vers. Je ne pouvais pas transformer les minces vers de Sarah en longs paragraphes.

De plus, en anglais, les mots de liaison utilisés par Sarah, parfois sur un seul vers, sont généralement légers, délicats: ses 'that', 'who', 'since', 'why', etc., parsèment discrètement son texte. Mais pas leurs équivalents français, 'qui', 'que', 'jusque', 'pourquoi', etc., beaucoup plus durs à l'oreille, et qui, en proportion, auraient ajouté un vacarme effroyable.


Pour y remédier, j'ai joué sur les phrases sans verbes, rares en français, mais joliment oniriques; par endroits, elles rendent les pensées de Grace, la narratrice, de manière beaucoup plus fluide que n'aurait pu le faire l'épaisse grammaire française nécessaire à une traduction plus littérale. J'ai aussi - rarement, mais stratégiquement - réajusté certains enjambements pour éviter de terminer certains vers sur ces mots-briques plus lourds en français qu'en anglais.

Bien sûr, je suis un minimum terrifiée, étant donné que c'est la première fois et que je ne suis pas une pro. J'ai dû gérer mon syndrome de l'imposteur: j'ai fait avec One le travail de quelqu'un d'autre, et j'en suis consciente. Mais j'ai fait de mon mieux, j'ai beaucoup appris, je me suis beaucoup reprise, corrigée et recorrigée. Et le travail éditorial n'a même pas encore commencé. Le manuscrit est désormais entre les mains de mes éditrices chez Rageot, et je suis prête à remettre, cent fois sur le métier, cet ouvrage.

A la suite de quoi, Inséparables sortira en 2017, à ma grande joie.

La Grande Librairie, Montreuil, et les microbes

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Je reviens de quatre jours ultraintenses en France, following which j'ai une chose vitale à vous communiquer: allumez votre télé jeudi (demain) à 20h45 et mettez-vous sur France 5, car vous verrez ma bobine en presque-live, accompagnée de celles d'Arnaud Cathrine, Frédéric Lenoir, Susie Morgenstern et Claude Ponti. Il y avait également la charmante Zoé, gagnante des Petits Champions de la Lecture l'année dernière pour sa lecture de Qui veut le coeur d'Artie Show? d'Emmanuel Trédez.

les

bouquins

dont on

a parlé

tous ensemble.

Et évidemment François Busnel! Car j'ai eu l'honneur, le privilège, et surtout l'extrême trouille d'être invitée à participer à la Grande Librairie spéciale jeunesse de l'année pour Songe à la douceur. Je précise d'emblée pour ceux qui ne m'auraient pas rencontrée en vrai que je ne suis pas d'habitude figée comme un Playmobil de cette manière fort peu naturelle. Mais j'aimerais bien vous y voir, car il y avait tellement de caméras que même ma Grande-Bretagne adoptive aux deux cent milliards de caméras de surveillance ne peut pas rivaliser avec une telle énergie panoptique.

là on n'était plus en plateau! Claude Ponti, Susie Morgenstern et moi dans le public.
Merci Gabriel et Philippe pour la photo
Je n'étais jamais allée dans un studio télé et n'en avais qu'une connaissance vintage et lacunaire grâce à la K7 vidéo 'Les missions du Captain J' dans les années 90s. C'était donc très impressionnant d'y être en vrai. 

si tu te souviens du Captain J, tope là
Et encore, c'était 'dans les conditions du direct' mais en différé quand même. Je me demande depuis une semaine comment font les gens qui vont en direct à la télé très souvent, et surtout ceux qui y vont pour parler de sujets controversés et non pas pour se faire interviewer sur leurs romans pour ados. Comment ne sont-ils pas constamment en état de choc? Mystère.
 
Bon, OK, mais comment c'était? Eh bien, vous verrez bien (et pas moi, car ça fait déjà deux semaines qu'on a prévu une soirée entre collègues pour aller faire du patin à glace jeudi; je ne peux pas les lâcher, ce serait unbritish, donc tandis que vous regarderez l'émission je serai en train de m'étaler sur la glace comme un pingouin). De toute façon, comme pour un entretien d'embauche ou autre situation hyperstressante, je n'ai pas un souvenir très distinct de ce dont on a parlé, donc impossible de vous spoiler le truc, sauf sous hypnose peut-être.

une autre photo! je sais pas où était passé Arnaud.
Tout ce que je peux vous dire, c'est que ce n'était pas qu'un tout petit peu émouvant de me retrouver (littéralement) face à Claude Ponti et Susie Morgenstern, que je n'avais jamais rencontrés, et qui ont très largement contribué à me former en tant que personne à travers mon enfance et dans mon adolescence. Et un plaisir de revoir Arnaud Cathrine avec qui j'avais déjà partagé une scène à Manosque. Il est sympa, Arnaud, mais il met plein de gros mots dans ses textes. Faudrait qu'il fasse gaffe quand même bordel.

'Vous ne continuez pas, Monsieur?'
Après cela j'ai filé à Montreuil où j'ai passé un weekend comme toujours à deux mille à l'heure, plein de sourires, d'embrassades, de cafés dans de toutes petites tasses en plastique, et d'encre sur les doigts. Merci sept millions de fois au moins à ceux et celles qui sont (re)venu/es nous voir sur le stand Sarbacane cette année.  

auteure heureuse/ fatiguée
(je suis sûre que Claude Ponti trouverait un nouveau mot pour cet état d'esprit)
Pas merci, par contre, à celui ou celle qui m'a refilé des microbes parfaitement odieux, qui depuis trois jours me filent des frissons et une toux disgracieuse. L'odorat n'est plus qu'un vague souvenir. Un jour, peut-être, je sentirai à nouveau l'arôme des fleurs, le gâteau au chocolat au four, l'humus dans la forêt doucement écrasé par les belettes. Peut-être.

En attendant, rendez-vous donc jeudi avec des pop corns. Pensez à moi, Surya Bonaly yorkaise, qui me retiendrai d'effectuer d'impressionnants salto arrière pour ne pas trop impressionner mes collègues (faut rester cool dans la vie; je ferai semblant d'être très mauvaise, mais chut, vous, vous savez la vérité).

Grands mercis aussi à: Inès, Dorothée, Florence, Tibo et Anaïs.

Noël, et Bourg-en-Bresse!

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Chers tous et toutes, j'espère que vous avez passé un super Noël si vous le fêtez. Juste un petit billet rapide pour dire que le 27 décembre, je serai à partir de 17h à la librairie Montbarbon à Bourg-en-Bresse, qui comme le savent ceux et celles qui ont lu les Petites reines est une ville que j'affectionne un peu. Burgiens, Burgiennes, Bressanes, Bressanes, venez me dire bonjour! Y aura pas de boudin, mais ça sera chouette quand même. À vite! Bonne digestion!

Ecrire à voix autre

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Dsl pour le manque de nouvelles, alors que ce ne sont pas les nouvelles qui manquent; notamment, j'ai commencé l'année avec une géniale tournée en Allemagne, avec des profs, des élèves et des membres des Instituts Français charmantissimes, dans le cadre du Prix des Lycéens Allemands.

là c'est un livre, là un autre, oh y en a un autre! etc.
comme c'était mon anniversaire j'ai eu droit à des gâteaux et des chansons

des ados allemands qui parlent français couramment, c'est impressionnant (et ça rime)

Cependant, ensuite, mon début de trimestre, au pays du Brexit, a été marqué par du notage intensif de partiels, du remplissage quotidien de documents administratifs, et, dans mon temps libre, du cuisinage, nettoyage, ménage, et payage de factures. Ma vie est fascinante comme ça, les enfants.

Mais entretemps, il se passe mille choses chouettes. Je vous reparlerai bientôt de ce qui va se passer cette année (ou comme disent certaines gens, 'mon actu', mais je trouve le terme haïssable, ça y est, c'est dit); surtout des trads.

(Oui, ça fait longtemps que j'ai pas écrit de billet intéressant et documenté avec de l'opinion dedans. Pour explication, retourne au paragraphe précédent.)

MAIS DONC DE QUOI TU NOUS PARLES AUJOURD'HUI?? RàF DE TES PARTIELS!
Je vous parle d'une nouvelle particulièrement intéressante (me semble-t-il) qui est que j'ai la grande chance d'avoir été attrapée au lasso par l'équipe de l'école Les Mots, qui vient d'ouvrir ses portes à Paris, et qui m'a demandé de faire un cours d'écriture créative pour ados en mai prochain. 

Les Mots, c'est quoi? C'est une école ouverte par Elise Nebout et Alexandre Lacroix, que vous connaissez peut-être; c'est quelqu'un qui vit une vie ou deux ou même quatre ou cinq à la fois, puisqu'il est aussi cofondateur et co-grand chef de Philosophie Magazine, et écrivain aussi, parce que sa vie est pleine de temps libre.

C'est une école qui dispense des cours d'écriture créative, et je la laisse vous expliquer pourquoi et comment ici, mais si ça vous intéresse d'avoir mon opinion à moi, j'avais écrit un billet sur le sujet il y a quelque temps.

Et donc, je vais donner un cours intensif à l'école des Mots, les 13 et 14 mai 2017, pour ados, sur le sujet 'Ecrire à voix autre'. 

En voici le descriptif:


La voix d’un texte ! 
Difficile de dire exactement ce que c’est. 
Mais quand elle est là, tout s’anime et s’allume – on veut rester, on en vient à pardonner une intrigue banale, des dialogues bancals. Quand elle n’est pas là, tout est terne – l’histoire n’est qu’un échafaudage vide, les personnages ectoplasmiques, on s’ennuie comme devant un mur de briques. Qu’est-ce que c’est donc que cette voix ? Comment on l’attrape ? Comment on s’occupe d’elle ? Il faut bien qu’elle continue à respirer, à s’alimenter, à s’époumoner, sur des dizaines, voire des centaines de pages… 
Ce cours intensif, sur un weekend, s’adresse aux adolescents écrivains lancés dans la même quête que tous les auteurs : trouver, et entretenir, une voix ; et qui peuvent venir avec, déjà, un ou plusieurs petits projets, pas terminés, mais en recherche de souffle. Lectures, puis écritures, de textes haletants, drôles, lyriques, tragiques : on fera, en deux jours, une grande chasse au dahu si précieux de l’écriture, la voix.
Horaires : Le samedi de 9h à 12h30 puis de 14h30 à 17h et le dimanche de 10h à 12h30 puis de 14h30 à 17h. Conclusion du stage autour d’un pot.
(J'aime bien comme ça se finit sur 'autour d'un pot', genre je vais descendre des bloody marys avec vos ados toute la soirée.)

Si ça ne vous fait pas peur, et que votre ado écrit, ou que vous êtes un ado qui écrivez, alors inscrivez-vous, et on se voit en mai. Et on se dira bonjour de vive voix.

Je reprécise, car certains quidams pas effarés par le descriptif m'ont demandé si c'était vraiment vrai que c'était juste pour ados, que OUI, c'est vraiment pour ados, ce qui veut dire que NON, ce n'est PAS pour adultes. Si t'en es un/e, y a plein de cours et d'ateliers pour toi, regarde. 

Hasta la vista!

Obtenir un agent en Grande-Bretagne quand on est français/e

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Ce billet tente de répondre à une question très étrange, mais que je dois désormais qualifier de récurrente, puisque je l'ai reçue sous diverses formes six fois désormais en moins de deux ans:
Je suis français/e et je n'écris pas en anglais. J'ai écrit un roman (en français donc) et il n'est pas encore publié en France. Mais en fait je voudrais qu'il soit publié en anglais. Comment puis-je trouver un agent britannique qui vende mon manuscrit à des éditeurs britanniques?
Vous aussi, cette question vous étonne? Je dois dire que la première fois qu'on me l'a posée, j'ai été un peu agacée. Elle me semblait être d'une absurdité totale. Mais m'ayant été posée six fois (!) par des gens différents et qui m'ont donné des raisons, je me dis que ça vaut la peine de faire un petit billet sur le sujet.

Je commence brièvement par l'aspect pratique de cette question, c'est-à-dire: comment trouver un agent en Grande-Bretagne. 

Au musée.
Il y a des tas de billets de blog sur le sujet, alors j'ai franchement envie de dire: googlez-le. Pour synthétiser: identifiez des agents qui s'intéressent à des livres dans votre genre de prédilection (pensez à regarder les remerciements des livres que vous lisez: l'agent est généralement mentionné); envoyez-leur les 3 premiers chapitres ou équivalent de votre manuscrit, + un synopsis complet, un pitch(sorte de petit résumé alléchant), et une lettre personnalisée; c'est à eux ensuite de vous demander le manuscrit total si ça les intéresse.

Pour les détails, je vous fais confiance: cherchez avec vos doigts dans le Google.
 
Maintenant pour les aspects plus spécifiques de la question.

J'avoue que ma réaction première à cette question a été un littéral facepalm. Je me suis dit: c'est totalement idiot. Au début, je ne comprenais tout simplement pas le raisonnement derrière cette ambition. Je rappelle brièvement les deux paramètres centraux de cette équation qu'on me demande de résoudre:
a. l'édition britannique publie en anglais
b. votre livre est en français
Et puis les complications supplémentaires:
c. les Grands-Britons sont célèbres pour leur monolinguisme acharné
d. l'édition grande-britonne est absurdement hermétique à la littérature internationale; même les livres déjà publiés en France n'ont qu'une chance infime d'être traduits en anglais
Je rappelle ensuite ce qu'il devrait se passer pour que votre manuscrit en français non publié en France soit publié d'abord (ou seulement) en anglais en Grande-Bretagne. Il faudrait:
1) que vous trouviez un agent britannique qui lise le français
2) que cet agent tombe amoureux de votre manuscrit français au point de vouloir se lancer dans l'épopée quasi-impossible de chercher à le faire publier, c'est-à-dire de:
3) trouver un éditeur qui lise aussi le français ou ait des sbires qui le fassent (ça ce n'est pas difficile, car beaucoup de maisons d'éditions britanniques emploient des lecteurs francophones)
4) et que cet éditeur tombe amoureux de votre manuscrit au point d'accepter de l'acheter, 
5) ... et de payer pour qu'un traducteur le traduise.
Tout cela, de plus, s'inscrit dans le cadre d'une autre gigantesque difficulté, qui est tout simplement qu'être publié en Grande-Bretagne même en tant que Britannique avec un manuscrit en anglais est déjà effroyablement difficile!

Je ne dis pas que c'est impossible, mais ma réaction c'est plutôt: WTF? Pourquoi vouloir se compliquer la vie à ce point?Why not try to publish your damn book in your damn language in your damn country, for goodness' sake?

Quand j'ai posé cette question aux gens qui m'ont demandé cela, ils m'ont répondu diverses choses, que je synthétise ici:

1) Ce que j'appelle 'le syndrome de Gad Elmaleh', c'est-à-dire le rêve anglo-saxon: l'attrait psychologique/ romantique de réussir à avoir un livre publié en anglais. 'Je rêve d'être publié/e en Grande-Bretagne', 'Mon rêve c'est que mon livre soit lu dans les pays anglophones'.

IN ZE KITCHEN
Mon sentiment: je comprends cette ambition, mais alors là la réponse est très simple: vous avez beaucoup plus de chances (même si elles restent très minimes) que votre livre soit traduit en anglais si vous le faites d'abord publier en français. 

Les maisons d'édition françaises emploient des agents qui s'occupent d'essayer de vendre les livres à des éditeurs britanniques. Ils sont en contact direct avec les gens qui importent, et c'est eux votre meilleure chance.

 
Mais encore une fois, c'est épouvantablement difficile de vendre un livre français aux Britanniques. On a péniblement réussi avec Les petites reines et peut-être un autre, mais c'est un énorme parcours du combattant, qui passe par des tas de comités. Ca arrive, évidemment, mais ce n'est pas facile.

De plus il est essentiel de savoir que pour les éditeurs britanniques, l'argument-massue c'est le chiffre de vente dans le pays d'origine. Pouvoir dire: 'le manuscrit que je vous propose s'est vendu à 20 000 exemplaires en France', ça attire leur attention d'un coup. Encore une fois, c'est impossible si le manuscrit n'est pas publié en France.

Donc solution numéro un: trouvez d'abord un éditeur en France. 

2) L'impossibilité de trouver un éditeur en France.

L'une des personnes qui m'a posé cette question m'a en effet dit qu'elle désespérait maintenant de trouver un éditeur français, et qu'elle voulait donc se tourner vers la Grande-Bretagne.

Je comprends sincèrement la souffrance qu'on peut ressentir quand un manuscrit nous est systématiquement retourné. Il y a quelques années, quand je n'arrivais nulle part avec mes manuscrits français, donc la plupart étaient retournés même après avoir quelques livres publiés en France, j'étais aussi très tournée vers la Grande-Bretagne, convaincue que j'avais plus d'espoirs là-bas.

Et ce n'est pas impossible en effet que ce soit un manuscrit qui corresponde plus au marché anglo-saxon qu'au marché français. Mais encore une fois, ses chances de publication, étant écrit en français, sont vraiment maigrelettes.

Cependant, il me semble improbable qu'un manuscrit ait plus de chances d'être publié en Grande-Bretagne qu'en France. Ce que j'entends quand on me dit cela, c'est 'mon livre est trop original/ détonant/ hors normes pour la France'. Mais cela fait maintenant plusieurs années que j'observe les deux marchés de l'édition et, en tous cas pour ce qui est de la littérature jeunesse, l'édition britannique est beaucoup plus standardisée que la française. Il est bizarre de dire 'l'édition française est trop frileuse pour mon bouquin, j'aurais plus de chances en Grande-Bretagne'. Si l'édition française est vraiment trop frileuse pour votre manuscrit, c'est du côté du Danemark qu'il faut regarder, pas du côté du Royaume-Uni.

surtout si ça parle de dissection de girafe devant des petits de maternelle
Donc solution numéro deux: avez-vous vraiment tout essayé en France, y compris des petites maisons d'édition indépendantes? 

3) Je veux garder les droits mondiaux sur mon livre. 

C'est sans doute la réponse la plus intéressante qui m'a été donnée, c'est-à-dire, en pratique, je veux trouver un agent britannique pour qu'il vende mon manuscrit en Grande-Bretagne pour la vente anglophone seulement, et cherche ensuite à vendre les droits au reste du monde.

Sachant quand même qu'il faudrait que votre agent et l'éditeur potentiel soient d'accord pour ne céder que les droits anglo-saxons!

C'est une idée pas bête mais encore une fois, franchement, ma réponse, c'est que c'est vraiment chercher à se compliquer la vie. Après, vous faites ce que vous voulez.

***

Je précise quand même que je pense que ce genre de cas existe en effet - de gens qui vendent au Royaume-Uni en traduction avant de vendre le livre autre part. Je sais aussi que ça existe dans l'autre sens: l'un de mes amis auteurs britannique, Will Buckingham, a vendu son manuscrit en traduction en turc (grâce à son agent) et la version originale, en anglais donc, est sortie après la version turque, avec une maison d'édition américaine.

tite pub
C'est très loin d'être la norme.

C'est même loufoquement hors-norme.

Je ne dis pas que c'est impossible. Je ne dirai jamais que c'est impossible. Mais j'espère que ce billet clarifie un peu les raisons pour lesquelles je pense que c'est vraiment une idée-galère qui devrait venir avec tous les gyrophares de l'idée-galère.

Good luck.

La littérature jeunesse et la province

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Je reviens de Manchester où j'ai donné un papier la semaine dernière, lors d'un symposium, sur les espaces européens dans la littérature jeunesse disponible en Grande-Bretagne. Je m'intéressais particulièrement aux espaces européens provinciaux, grands absents des rayonnages de LJ de ce côté-ci de la Manche. En Grande-Brexonie, quand un livre pour enfants ou ados se passe en Europe, c'est généralement: dans le gai Paris; à Berlin et Amsterdam où c'est toujours et encore la Seconde Guerre Mondiale; à Rome et Athènes où c'est toujours et encore Avant Jésus Christ; ou à la rigueur dans quelques cités capitales-honorifiques: Venise nid d'espions, Barcelone où madre mia, qué calor, etc.

ça ne veut pas dire que ce ne sont pas des bons livres, attention
 (Bref, pour résumer mon papier: quand tu es un petit Grand-Brexon, tu peux te brosser pour trouver un bouquin qui se passe dans les Pouilles.)

Dans ce papier je parlais entre autres des représentations de la province française en littérature jeunesse contemporaine, qui me semblent en ce moment nombreuses et sophistiquées. 

Par province, je veux dire simplement tout ce qui n'est pas capitale, c'est-à-dire pas Paris - pas seulement les espaces ruraux - et ce n'est bien sûr pas péjoratif (ça devrait aller sans dire, mais je le précise...).

C'est un sujet qui m'intéresse entre autres parce que personnellement, j'ai principalement écrit des romans très centrés sur Paris - et puis Les petites reines, beaucoup plus provincial; avant de revenir à Paris avec Songe à la douceur.


enfin, la version anglaise a quand même une tour Eiffel sur la couv...

Je me suis peu à peu aperçue, au fil des mois, après publication, à quel point le thème province-Paris était central (il me semble) dans Les petites reines, et aussi dans mon parcours d'auteure et dans ma vie personnelle. J'ai vécu mon enfance et mon adolescence à Paris, mais depuis onze ans je vis dans des cités provinciales de Grande-Bretagne: Cambridge d'abord, et maintenant York, encore plus loin de Londres, et chargée d'une identité tout à fait différente.

ma tite ville tout inondée

Je me considère maintenant comme une semi-touriste quand je vais à Paris, un endroit que je 'n'habite' plus, ni symboliquement ni littéralement. Quant à Londres, je n'ai jamais aimé cette ville et je suis constamment agacée qu'on me demande sans arrêt 'Tu es à Londres?' ou 'Tu retournes quand à Londres?' quand il est clair que la personne dit 'Londres' par métonymie pour 'Grande-Bretagne'.

ma réaction quand on me dit 'Oooh t'habites en Angleterre!! La chance! dans quel quartier de Londres?'
Bref, je suis depuis une bonne décennie une provinciale. Et donc, depuis l'écriture et la réception des Petites reines, je me suis beaucoup interrogée sur mon 'parisianisme' réflexe quand j'imagine des histoires françaises, et sur les possibilités offertes par des histoires situées en province.

La littérature ado réaliste contemporaine, notamment, se déroule désormais souvent dans des espaces provinciaux qui ne servent pas seulement de joli décor, mais ont des fonctions narratives multiples et passionnantes.

Petit aperçu de lectures plus ou moins récentes, en tous cas de livres des dix dernières années, dans lesquelles l'espace provincial, qu'il soit mis en tension avec Paris ou non, est travaillé fort finement il me semble.

il y a des auteurs et une certaine collection qui se répète, je sais, c'est mon choix Evelyne Thomas.

Je vais parler un peu de trois de ces exemples. Ouais c'est long, mais ça fait longtemps que j'ai pas écrit sur ce blog, et d'ailleurs qui t'oblige à tout lire?



Envole-moi est le dernier bébé d'Annelise Heurtier, dont chacun sait que j'admire beaucoup le travail si élégant et si gracieux - et celui-ci est l'un de mes tout-tout-préférés. L'intrigue (je simplifie): le jeune Swann, beau gosse à réputation de beau gosse, tombe amoureux non pas d'une cocotte mais de la très charmante Joanna, qui se trouve être paraplégique depuis un accident d'enfance. Or, notre Joanna est passionnée de danse. Swann décide alors d'offrir à Joanna des cours de danse spécialement adaptés aux personnes en fauteuil roulant.

L'histoire est particulièrement fascinante parce qu'à première vue, il n'y a pas d'antagoniste. On pourrait s'attendre à ce qu'amis, famille et autres personnages malveillants s'acharnent sur les amoureux en leur répétant que leur amour est total impossible et qu'on ne danse pas en fauteuil. Mais pas vraiment. Il y a quelques remarques, mais dans l'ensemble les gens réagissent normalement, c'est-à-dire sans pousser de hauts cris.

Et donc on s'aperçoit que l'antagoniste, ce n'est pas une personne, c'est l'espace, qui se met en travers de leur chemin de diverses manières. Pour Joanna, de nombreux espaces sont, évidemment, compliqués à négocier: le roman rend très bien compte de ces impossibilités quotidiennes, de l'étroitesse d'un couloir à l'exaspérante omniprésence de marches et de cailloux, qui empêchent Joanna de s'inscrire librement dans les espaces qu'elle parcourt.

Mais c'est aussi plus spécifiquement l'espace provincial qui présente un obstacle non pas seulement physique, mais aussi existentiel pour Joanna et Swann. Car ils habitent en plein coeur du Beaujolais, et en plein coeur du Beaujolais, les cours de danse handicap-compatibles ne courent pas les rues. Enfin, les vignes. 

et moi mes grands-parents ont une maison dans le Beaujolais alors j'M
A travers des dizaines de pages à la fois très belles et éminemment frustrantes, Swann, lui aussi monté sur roues (de vélo) va déambuler de village en village et de petite ville en petite ville, toquer à toutes les portes, téléphoner à tous les clubs de danse, pour tenter de trouver quelqu'un qui pourrait enfin permettre à Joanna de danser.

Alors l'espace provincial, ces grands morceaux de campagne et ces archipels de village, devient pour Swann et pour le lecteur absolument central dans la narration: à la fois dans l'immensité de ses distances et dans la petitesse de ses possibilités, c'est lui, 'le méchant'.

Mais en même temps... c'est aussi lui le gentil. Car cet espace provincial est ce qui garantit à Joanna et Swann un équilibre émotionnel, un soutien psychologique, une identité, un habitat. Loin d'être juste un décor, il est décrit précisément, dans sa beauté et ses particularités, et il est peuplé de personnages nombreux, profonds, multiples, et extrêmement attachants, dans tous les sens du terme: ce sont eux qui vont aider, par petites touches, à attacher les rêves de Joanna et de Swann à la réalité.

Je ne vais pas spoiler la fin, mais la présence d'une Grande Ville dans l'intrigue, avec tout ce qu'elle comporte de possibilités, mais aussi de risques, ajoute à la complexité du portrait psychologique des deux personnages et à la subtilité de cette description de l'espace provincial.

Ici je trouve qu'on a une histoire qui place en miroir, de manière profondément juste, les ambiguïtés et les difficultés de l'amour adolescent et celles de toute relation à l'espace, dans ce qu'il a à la fois de libérateur et de restrictif - particulièrement, ici, l'espace provincial rural dans ce pays très centralisé qu'est la France.

Le second exemple que j'ai pris dans mon papier, c'est celui de trois livres dont on va dire pour simplifier qu'ils 'parlent des attentats': Samedi 14 novembre, de Vincent Villeminot, Sauveur et Fils Saison 3, de Marie-Aude Murail, et A la place du coeur, d'Arnaud Cathrine.

Ces trois livres parlent beaucoup plus de Paris, et des tensions entre l'espace parisien et l'espace de la ville moyenne provinciale. Il me semble que dans ces récits, la province fonctionne de manière très intéressante comme un espace dans lequel le drame 'parisien' va se trouver décentralisé, 'digéré', absorbé, et enfin transformé en récit à la fois national et personnel.



On a d'abord Samedi 14 novembre, où le héros, d'abord désigné comme B., vient de perdre son frère tué par un terroriste à la terrasse d'un café le vendredi 13 novembre 2015. Reconnaissant l'un des terroristes au petit matin du samedi, B. le suit dans divers trains jusqu'à se retrouver dans une ville côtière du Pas-de-Calais (Berck, il me semble) où il prend en otage, dans un huis clos qui dure presque tout le roman, le terroriste et sa soeur. A la fin, puis à la toute fin (no spoiler promis), on a des scènes de plage importantes.

Pour moi, Samedi 14 novembre a la structure, sinon narrative, du moins symbolique, de Max et les Maximonstres. La comparaison peut sembler étrange, mais dans les deux cas on a un protagoniste qui, déguisé en loup, poursuivant sa colère et sa frustration, arrive dans un espace étranger où il devient roi des monstres, maîtrisant ses angoisses et son désir de violence, puis retourne d'où il est venu, 'où son dîner est encore chaud'.

presque pareil

 La résolution, évidemment, n'est pas si aisée dans Samedi 14 novembre, mais le personnage, s'échappant de la capitale en grande pagaille, va se défaire de son costume de loup - de sa violence, de sa férocité - dans un espace provincial où il n'y a pas de pires monstres que ceux qu'il a emmenés avec lui. Dans cette petite ville, dans cette petite chambre, dans ces espaces confinés, B. (re)trouve un prénom, et un début de raison.

Comme Max, qui arrive et repart par la mer, le protagoniste se plonge dans le spectacle de la mer, pour s'absorber dans la contemplation à la fois du présent, de l'avenir et du passé (je travaille dur pour ne pas spoiler là), et c'est cette mer, pas hyper sexy - on n'est pas sur la côte d'Azur - mais fiévreuse et grise comme lui, qui va porter ses espoirs et ceux du lecteur à la fin.

La distance entre le lieu (provincial) de l'intrigue et la capitale est aussi extrêmement importante dans A la place du coeur et dans Sauveur et Fils, où les personnages 'vivent' les attentats depuis des villes de province, principalement par l'entremise des médias, mais aussi par des relations plus ou moins lointaines, par une peur rétrospective pour certains (pas spoiler, pas spoiler), et plus généralement par l'impression 'd'y être sans y être'.


Dans A la place du coeur saison 1, les 'événements' de Paris sont vécus par procuration, pourrait-on dire: par la grâce (ou le malheur) des sentiments d'empathie et d'identification qui s'emparent des personnages. Il va alors se rejouer dans leur ville de province une version dérivée, pourrait-on dire, de ce qui est en train de se passer à Paris (pas spoiler...).

Paris est le point de chute final de la saison 1 d'A la place du coeur, et l'un des lieux principaux de la saison 2. Mais avant cela, le choix du lieu de la ville de province a instauré dès le début un écart géographique et narratif entre 'lieu des attentats' et 'lieu du récit'. A travers cette distance, 'les événements de la capitale' sont depuis le début décentralisés: ils concernent tout le monde et chacun, ils appartiennent à l'imaginaire de ceux qui ne les ont pas vécus, et qui en deviennent eux aussi les victimes, eux aussi les héros, eux aussi les possesseurs et les passeurs.
  
A la place du coeur et Sauveur et Fils fonctionnent de manière assez similaire: en plaçant leurs personnages et leurs histoires hors de l'épicentre géographique des attentats, ils montrent de manière particulièrement subtile les processus complexes par lesquels le drame 'parisien', vu dans les écrans, discuté à l'école, digéré, expurgé, remâché, tu, vocalisé, etc., va devenir une histoire nationale. Et cette histoire, partagée par tous, va à son tour se connecter à des myriades de tragédies, ainsi que de joies, individuelles.

Je m'arrête là mais il y aurait beaucoup d'autres choses à dire (et de l'analyse de texte en plus, que je ne vous impose pas). Je serais curieuse de savoir si parmi les écrivain/es qui me lisent, la question non seulement du lieu, mais de son statut 'provincial' ou 'capital'(que ce soit en France ou ailleurs, d'ailleurs), vous préoccupent à l'écriture. Quant à vous, lecteurs, lectrices, est-ce que c'est important à la lecture?


Nos Inséparables sont de sortie

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Aujourd'hui 17 mai, pendant que j'étais dans les trains pendant 7 heures (je reviens du Havre où j'ai rencontré la super équipe du master de création littéraire, et avant ça je faisais un stage d'écriture à l'école Les Mots à Paris, mais ça, ce sont d'autres histoires - tellement d'histoires, tellement d'histoires!), ma première traduction littéraire, Inséparables, de Sarah Crossan, est sortie chez Rageot!

J'en avais déjà parlé en détail, mais je n'avais pas encore, à l'époque, ni la magnifique couv' ni mes exemplaires auteur:


Il est beau, il est épais comme un coussin, et le papier est assez poreux pour absorber au moins quelques-unes de vos hectolitres de larmes (perso, je l'ai traduit en pleurnichant comme une madeleine, c'était une expérience intéressante).

petits extraits

en diagonale
Joyeuse naissance donc à Grace et Tippi en version française. J'espère que ce roman troublant, émouvant, dérangeant, lumineux, bizarroïde, vous plaira autant qu'à moi, et que ce n'est que le début de l'arrivée en France des romans en vers de Sarah.

J'en profite pour dire ici un gigantesque MERCI à Hélène Daveau, mon éditrice sur ce projet, qui a été le capitaine de cette expédition-traduction, et a aiguillé le petit moussaillon que je suis à naviguer, parfois à vue, dans la tempête et le roulis et la houle de ce roman pas facile à cartographier. Hélène est une éditrice d'une perspicacité et d'une précision exceptionnelles. Je ne compte pas le nombre de fois où, identifiant exactement les passages qui m'avaient fait suer à grosses gouttes, elle m'a proposé, dans la marge, l'air de ne pas y toucher, "Et cette phrase-là, ça n'irait pas?" avant de suggérer La Phrase Exacte, celle qui s'enclenche pile poil comme une pièce de puzzle, et que je cherchais depuis le début, perdue quelque part dans le grand écart entre anglais et français.

Merci aussi beaucoup à Murielle Coueslan et à toute l'équipe de Rageot qui ont acheté le livre de Sarah, m'ont fait confiance sur la base de presque-rien pour le traduire, et le défendent en amont de sa sortie depuis plusieurs mois déjà.

Et bien sûr merci Sarah.

Sur ce, bonne lecture, et
Nous
Voilà.

Aucune différence ou presque: Littérature jeunesse et littérature adulte

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Ah là là, ce billet, combien j’ai rechigné à l’écrire! Mais maintenant qu’on me demande quasi-systématiquement mon avis sur la question quand je fais des rencontres, je me dis qu’il faut bien que je le donne sous forme écrite un jour ou l’autre (toi qui lis ceci en 2036, j’ai peut-être changé d’avis depuis; vérifie).

La question en question: “Mais pourquoi vous obstinez-vous à dire que Songe à la douceur est un roman jeunesse?”

Je précise d'emblée, mais peut-être n’est-il pas besoin de le préciser, que cette question ne m’est jamais posée par des ados mais par des adultes.

Elle est en général accompagnée de questions plus intéressantes car plus théoriques, du type: Et d’ailleurs, pourquoi a-t-on besoin de la catégorie ‘littérature jeunesse’ de toute façon? Un bon livre c’est un bon livre qui parle à tout le monde, il me semble, non? Et la littérature ado/ jeune adulte, c’est juste de la littérature adulte pour laquelle on a créé une catégorie éditoriale lucrative… Non?

Non.

Avant de présenter mon opinion, je vais quand même préciser que c’est juste mon opinion. Bien que je réfléchisse beaucoup à ce genre de questions parce que ma vie est par ailleurs très vide de choses intéressantes à faire, ce n’est pas forcément l’opinion de tous les auteur/es jeunesse. Je pense d’ailleurs qu’elle est assez minoritaire.
Voilà donc mon opinion en quelques sous-parties bien organisées parce que c'est presque le bac et les souvenirs remontent.

C'est long et y a pas d'images. Tu vas quand même pouvoir suivre? J'ai la flemme de mettre des gifs et tout, j'ai déjà mis tous ces mots et ça a pris du temps.






Intro: Ce qu’on veut dire quand on pose cette question.
J’ai toujours été agacée, quand j’étais petite, d’entendre Sa Majesté J.K. Rowling, qui est pourtant la déesse de ma vie et l’astre solaire de mon existence, dire dans les médias qu’elle écrit ‘pour elle’, sans jamais penser qu’elle écrivait ‘pour les enfants’. J’avais envie de lui dire, Sorry, Jo, mais t’as écrit une histoire de sorcier de onze ans avec un chapeau et une chouette dans une école de magie; j’ai onze ans moi-même et je peux te dire que je reconnais assez clairement que c’est quand même à moi que c’est adressé, non?

A MOI
Ce qui m’énervait déjà quand j’étais petite, c’est que je comprenais très bien ce qu’on veut réellement dire quand on essaie, avec une apparente bienveillance, de dire que tel ou tel roman ado/jeune adulte est ‘en réalité’ un roman ‘adulte’, ou ‘général’, ou ‘universel’.
 
Et je comprenais déjà que ce n’était pas pour mon bénéfice à moi d’enfant qui aimais Harry Potter.

Alors commençons par dégager la problématique du sujet: explorons ce que les adultes sous-entendent le plus souvent quand ils estiment qu’un roman catégorisé jeunesse ne devrait pas l’être, et du coup commencent à remettre en cause la division littérature jeunesse/ littérature vieillesse générale.

a) D’abord, cela implique que le livre en question a l’air de ‘surpasser’ son lectorat ‘officiel’, c’est-à-dire qu’il ‘parle aux adultes’, c’est-à-dire qu’il ‘parle à tout le monde’. — a’) Dans ce cadre, cela sous-entend souvent une sorte de regret que le livre ne soit pas, du coup, facilement ‘trouvable’ par des adultes lecteurs. J’entends par exemple: ‘Vu qu’il est catégorisé jeunesse, j’ai failli passer à côté’ - comme si on avait fait exprès de planquer le bouquin pour que personne ne le lise.
Associé à cela est le fait que le livre ne soit pas, du coup, facilement ‘récompensable’ par des prix ou médias ‘généraux’. J’ai même entendu une fois: ‘C’est dommage, il ne peut pas gagner de vrais prix!’.     
b) Dans sa forme la plus grave selon moi, la question implique (pas toujours, je précise d’emblée!) qu’un lectorat jeune ne peut pas comprendre le livre aussi bien qu’un lectorat plus âgé; donc que le livre est d’une certaine manière gâché, ou son potentiel pas totalement réalisé, s’il est en LJ.
c) Cela implique ensuite que l’accès à la littérature est ‘biaisé’ par les éditeurs qui ont décidé de ces catégories. J’entends souvent cette remarque très originale: ‘Il n’y a pas de littérature jeunesse ni de littérature adulte, il y a juste des bons et des mauvais livres’. (si la personne qui a inventé cette expression l'avait copyrightée, elle serait pluritrillionnaire à l'heure qu'il est)
d) Enfin cette question implique qu’on cherche à se ‘rassurer’ auprès de l’auteur/e qu’elle ou lui, au contraire, ne cherchait pas spécialement à écrire pour la jeunesse; on espère un peu que l’auteur/e va s’avouer un peu lésé/e par sa catégorisation éditoriale. On ‘croit’ l’auteur/e et ses intentions quant au livre car l’auteur/e, elle/lui, connaît son lectorat ‘idéal’.

Je pense que ce qu’il est très important de voir, c’est qu’aucune de ces raisons ne prend en compte l'enfant ou l'ado lecteur. 
 
Ce sont des raisons entièrement autocentrées, et par ‘auto’ je veux dire ici centrées sur la position de l’adulte qui parle.

Un peu cruellement peut-être, on peut les réécrire ainsi:

a) C’est pour moi! J’ai reconnu! Arrête de dire que c’est pour les petits, moi je suis grand et j’ai aimé, donc c’est pour moi.
— a’) Hé c’est pas juste, vous m’aviez pas dit qu’il était là ce livre!
b) De la confiture aux cochons!
c) Les éditeurs, ils font rien qu’à nous créer des faux genres littéraires juste pour l’argent.
d) Mais en vrai, toi, secrètement, tu trouves que t’écris pas pour les enfants, on est d’accord?

Avertissement: J’exagère un peu tout le long de ce billet (moi? Jamais!).
Le tl;dr ( = point principal) de ce billet, c’est que, pour moi, cet apparent désir bienveillant de ‘faire tomber les barrières’ entre littérature adulte et littérature jeunesse est en réalité trop souvent une manière de refuser a l’enfant ou l’adolescent des domaines culturels d'excellence, qui leur seraient particuliers et dont ils seraient les bénéficiaires privilégiés.

Observons les points a, b, c et d séparément.

a) ‘J’ai reconnu, c’est à moi que ça s’adresse.’

On a là ce que j'appellerais une méconnaissance ou unefausse reconnaissance de certains livres de littérature jeunesse comme étant d’office une littérature ‘adulte’ ou ‘générale’.

La vérité, c’est que beaucoup d’adultes ont énormément de mal à résoudre la dissonance cognitive dérivant du fait qu’on peut aimer un texte et s’identifier à ses personnages en LJ, sans immédiatement en conclure qu’on en est le ‘véritable’ lectorat secret.
C’est le phénomène du même et de l’autre. Pour l’adulte, l’enfance ou l’adolescence ne sont pas des champs d’identification possibles. S’ils se persuadent qu’un livre jeunesse qu’ils ont aimé est ‘en réalité’ un livre ‘adulte’ ou ‘de littérature générale’, c’est parce qu’il leur est plus facile d’estimer qu’il y a eu erreur de catégorie éditoriale, plutôt que de reconnaître simplement que le livre est entré en résonance avec eux pour tout un tas de raisons complexes et intrigantes, bien au-delà d’une seule adéquation générationnelle.
 Ils disent alors: “ce livre, je ne l’aurais pas lu si on ne m’avait pas dit qu’il était là!” ou encore “c’est dommage, beaucoup de lecteurs potentiels ne vont pas le lire!”

Il est intéressant de voir qu’ils n’ont pas le raisonnement inverse. Si le livre était en ‘adulte’ (on dit ‘générale’), beaucoup de lecteurs potentiels jeunes ne le liraient pas. Il serait en-dehors des circuits des CDI, hors radar des libraires et des bibliothécaires pour ce lectorat spécifique, hors radar des parents et autres prescripteurs. Les jeunes deviendraient son lectorat non pas privilégié mais accidentel.

Bien sûr, on va me dire: “Mais Gaël Faye est lu par des jeunes! Les profs ont fait lire Harry Québert à leurs classes! La dame du CDI ont recommandé Bonjour Tristesse à ma fille de 16 ans!’

Oui, mais le fait que vous soyez capable de me dire les titres exacts de ces livres ‘de générale’ qui ‘passent en jeunesse’ (et c’est très, très, très souvent les mêmes qui reviennent) montrent bien que c’est là une exception.

Si Songe à la douceur avait été publié en ‘adulte’, il est évident que je ne recevrais pas autant d’emails de jeunes lectrices entre 14 et 17 ans, puisqu'elles l'auraient 'raté'. (Et de toute façon, comme j'en parle plus bas, ce ne serait pas le même livre en 'adulte'.)

b) Mais est-ce qu’ils comprennent vraiment? Ils sont si jeunes, après tout…

‘Les jeunes, à mon avis ils peuvent pas tout comprendre ce qu’il se passe à l’intérieur du dedans de ce roman à cause de sa profonditude insondable qui est totalement incompréhensible à qui n’a pas vécu.’

Attention, je ne dis pas du tout que tous les gens qui posent cette question sont victimes de cette arrière-pensée. Mais le fait est qu’une petite voix me dit parfois: toi, tu crois que les jeunes ne vont pas ‘tout comprendre’, et du coup que c’est un peu un gâchis sur ce lectorat-là.
Parce que l’adulte reconnaît telle ou telle référence à Baudelaire ou Nabokov, ou reconnaît tel sentiment décrit, il pense qu’il comprend le livre. Comme il croit que les ados ne connaissent pas Nabokov ou n’ont pas encore vécu le sentiment (ce qui par ailleurs est souvent tout à fait vrai), l'adulte pense qu’il comprend ou lit mieux le texte.

Mais l’adulte qui dit cela ne voit pas, sans doute, d’autres références: le réseau puissant de références ‘latérales’ à… la littérature jeunesse. Ce sont des références, entre autres, de genre (par exemple le livre rappelle ou joue avec les codes de la romance ado), de style (par exemple Songe à la douceur est un roman en vers comme les romans en vers pour ados à l’anglo-saxonne), de format (par exemple, une 4e de couv’ peut convoquer le cadre référentiel d’autres textes jeunesse), de personnages (e.g. jouer avec des personnages de Mary Sue. Hein tu sais pas ce que c’est une Mary Sue? T’as pas tout compris au livre alors…).

Ces références-là, comme pour tout type de texte d’ailleurs, vont activer des réflexes de lecture, des attentes, des appréhensions, etc., et conditionner une compréhension du texte spécifique qui est celle de son lectorat principal (un lectorat jeune).

Trois minutes sur les blogs et vlogs des ados/ jeunes adultes lecteurs sont suffisantes pour voir que les ados lecteurs qui se goinfrent de LJ plus rapidement que tu lis tes compte-rendus de réunions sont des experts inégalés dans leur domaine. Et mon livre, c’est leur domaine.

Conclusion macroniste: vous êtes des lectorats différents, vous comprenez différemment, et c’est bien des deux côtés.

Mais c’est quand même un livre jeunesse. Si si.

c) Mais non! la littérature jeunesse n’existe pas, de toute façon, c’est une invention.
Alors, attention. Il n’y a pas d’essence platonique de la littérature jeunesse, ado ou ‘jeune adulte’. Mais ça ne veut pas dire qu’elle n’existe pas.
La littérature jeunesse existe, déjà, car c’est une catégorie éditoriale distincte. Raisonnement circulaire? Non, bien sûr, le fait qu’il y ait construction (sociale, culturelle, économique, etc.) ne veut pas dire que c’est une catégorie illégitime. 

Intro à la critique littéraire 101: Il n’existe pas de production culturelle indépendante de ses conditions matérielles de production, de promotion et de distribution, et avec elles l’oeuvre interagit dans un rapport dynamique.

La littérature jeunesse existe. Elle existe en partie parce que nous vivons dans une civilisation qui, depuis plus ou moins récemment, estime que l’enfance et, encore plus récemment, l’adolescence sont des tranches d’existence particulières qui requièrent un traitement spécifique, avec des distinctions exprimées dans les domaines médicaux, légaux, économiques, etc., et ici culturels.

Le fait que cette compartementalisation des générations soit historiquement construite et en constante évolution n’en fait pas quelque chose d’arbitraire ou d’absurde. Elle est structurante pour notre société et donc elle existe.

La LJ existe avec ses réseaux, ses prix, ses producteurs et ses distributeurs, et évidemment son lectorat. Il serait absurde de nier son existence.

Oui, mais son existence effective, économiquement et sociologiquement étudiable, se traduit-elle en une identité littéraire, thématique, stylistique, de genre, etc. spécifique?

C’est une question qui, vous vous en doutez, fait cogiter les universitaires dans le domaine depuis sa création, et ce n’est pas ici le moment de passer en revue les différentes théorisations. Ma version: non, je ne crois pas qu’il y ait une identité littéraire de la littérature jeunesse si l’on prend pour l’étudier les outils analytiques de l’analyse littéraire, narratologique, stylistique, etc. ‘adulte’.
Mais si on l’étudie latéralement, en ses propres termes, à la fois dans sa relation à la littérature ‘adulte’ et en tenant compte de ses caractéristiques particulières, on comprend comment la littérature jeunesse existe littérairement.

La littérature jeunesse, selon moi, est principalement caractérisée par une éditorialisation particulière, qui doit négocier trois composantes principales: la composante littéraire, la composante commerciale et la composante pédagogique.

Une éditorialisation, ça ne veut pas seulement dire des aspects pratiques, de distribution, de production, ni même de censure ou de formatage (même si bien sûr c’est important et cela fait fondamentalement partie de l’ADN de la littérature jeunesse).

Cela veut dire une création négociée entre plusieurs agents (d’écriture, d’illustration, d’édition, de publicité, etc.) qui d’une manière ou d’une autre fait tenir ensemble à la foix textuellement, paratextuellement et épitextuellement trois impératifs: esthétiques, commerciaux et pédagogiques, du texte.

La composante pédagogique qui, pour moi, est absolument inéluctable - et même, dans mon opinion, à célébrer, mais c’est une autre histoire - distingue ce type de littérature de manière non générique ni stylistique mais en termes d'audience. C’est cette composante qui indique son intérêt particulier et intrinsèque pour son lectorat.

Pédagogique veut dire simplement qui mène l’enfant (j’inclus là l’adolescent), pas ‘moralisateur’ ou ‘qui apprend des choses’. Cela veut dire pour moi que c’est un texte qui adhère de manière particulièrement forte à son lectorat souhaité, qui s’inquiète de lui, qui ne se distancie pas de lui, qui cherche à lui parler en tant qu’il est jeune et qu’il va grandir.

Un livre jeunesse, c’est un livre qui a de la tendresse pour son lectorat jeune. Il est, sinon conçu, au moins éditorialisé dans ce sens. 

Cela veut dire une voix narrative qui peut être moqueuse, cynique ou peu fiable, mais qui ne ridiculise pas le fait d’être jeune. Cela veut dire un livre qui prend au sérieux ce qui mérite de l’être dans le fait si étrange et si prenant d’être jeune.

Cela veut dire une littérature qui ne regarde pas la jeunesse de l’extérieur comme un phénomène bizarre, mais qui porte une attention toute particulière à ce qui fait la jeunesse, qui réfléchit implicitement à la jeunesse dans ses manifestations, constructions et actions sociales, philosophiques, sentimentales, individuelles, etc.

A cause de cela, on a un certain nombre de quasi-constantes en LJ qui ne sont pas des hasards.


Ce n’est pas un hasard si la littérature pour la jeunesse est souvent une littérature de l’intensité, qui parle de sentiments très intenses (amour, désespoir, haine, jalousie, etc.). Ce n’est pas un hasard si c’est si souvent une littérature de la nouveauté, qui décrit ce que cela fait d’expérimenter des choses qu’on n’a jamais expérimentées auparavant. Ce n’est pas un hasard si c’est une littérature de l’espoir, de la possibilité et du potentiel, tournée vers le futur, et qui si souvent ‘se finit bien’, ou ne se ferme pas dans la désespérance. Ce n’est pas un hasard en grande partie car c’est une littérature qui est éditorialisée dans ce sens.

Cette éditorialisation évidemment peut résonner à travers les générations. La nouveauté, l’intensité, l’espoir, ne sont pas spécifiques à la jeunesse. Mais, selon moi, ils y sont plus solidement accrochées.

On peut considérer que l’idée même de ‘jeunesse’ est temporellement flottante - on dit qu’on se sent ‘redevenir jeune’ par l’amour, l’attrait de la nouveauté, l’espérance, etc. - à n’importe quel âge. Ces expériences certes appartiennent ‘à tout le monde’ sporadiquement à travers le cours de la vie, mais elles sont présentes avec une densité particulière pendant la jeunesse. Le nier, c'est nier à la fois l'histoire sociale et culturelle et aussi les aspects biologiques et physiologiques les plus évidents de la jeunesse.

La LJ est une littérature qui le plus souvent rend compte, entre autres, de la particularité et de la beauté de ces expériences en tant qu’elles se rapportent à cette période spécifique de la vie. C’est cela la composante pédagogique de la LJ.

Quand les adultes ‘méconnaissent’ un livre de LJ comme livre ‘de littérature générale’, ils le réduisent à un produit seulement littéraire. Ils en perdent la composante pédagogique, et donc ils en ratent une dimension cruciale. Ils le lisent mal, ils le lisent de manière incomplète. Bien lire un livre de LJ, c'est en reconnaître ce en quoi il parle de manière privilégiée et intime à l'enfant ou l'adolescent lecteur.
 
Evidemment, il y a des expériences de nouveauté, d’intensité, de possibilité, qui ‘parlent plus à tout le monde’ que d’autres.
Les adultes ne ‘méconnaissent’ pas comme littérature ‘générale’ des albums où il est question d’aller sur le pot pour la première fois, mais ils ‘méconnaissent’ souvent des romans ado où il est question d’amour. C’est sans doute parce qu’ils ont maîtrisé le pot (bravo!) mais pas tout à fait l’amour.
 
Mais ça ne veut pas dire que le livre est fait pour eux.

d) Mais toi, tu penses à qui comme lectorat idéal quand t’écris?
A un lectorat jeune.

Mais: il ne faut pas toujours croire les auteurs quand ils parlent de leurs intentions.
Personnellement j’ai toujours été très claire que, dans mon intention, qui vaut ce qu’elle vaut, mon lectorat principal ou premier est un lectorat jeune. 

‘Jeune’, ça dépend des livres ce que ça veut dire, bien sûr, mais il me paraît absolument absurde de dire que j’ai écrit un livre comme Carambol’anges ou Les petites reines sans me poser une seule fois la question du lectorat. Je ne les ai pas écrits dans l’abstrait, avant de les lancer dans le monde en une joyeuse et naïve parabole en m’étonnant de les voir retomber principalement et premièrement entre les mains d’enfants du CM1 à la 6e pour le premier et de jeunes filles de la 6e à la 3e pour le second.

Quant à Songe à la douceur, je me suis tellement préoccupée de son lectorat que j'ai demandé à l'éditeur d'en faire lire la première version à des jeunes lecteurs et lectrices, après quoi j'ai considérablement modifié le texte pour répondre à leurs remarques et à leurs recommandations.



C’est un fait que des adultes ont lu et apprécié Les petites reines ou Songe à la douceur, et j’en suis ravie, et je suis moi-même une avide lectrice évidemment de romans jeunesse, dont je ne pense pas qu’ils soient fondamentalement toxiques. Mais nous sommes en tant qu’adultes un lectorat incidentel ou secondaire, dans le sens non polémique de secondaire, de la littérature jeunesse.  
Après, vous rencontrerez toujours des auteur/es qui disent qu’ils ne pensent pas à un lectorat jeune en particulier, cf. JK Rowling et plein d’autres gens très fréquentables. C’est même une vision assez majoritaire, il me semble, quand j’en parle aux amis et collègues.

Il y a même nombre d’auteur/es qui avaient envoyé leur premier roman à Gallimard, croyant sincèrement que c’était un roman adulte, et M. Gallimard leur a dit ‘envoyez ça plutôt à l’école des loisirs’. Et donc, ils se sont retrouvés auteur/es jeunesse. La guigne! C’est possible d’écrire ‘accidentellement’ un livre jeunesse, oui. Le premier.

Mais désolée, j’ai du mal à croire qu’après être entré/e dans ce système d’éditorialisation, on continue à n’écrire ‘que pour soi-même, sans penser du tout au lectorat’. Ca me semble soit hypocrite, soit extrêmement naïf, de dire qu’on écrit son 13e roman et qu’on l’envoie à Thierry Magnier en s’ébaubissant que ce soit ‘encore un roman ado, dis donc! Incroyable!’.

Evidemment que les auteur/es jeunesse internalisent les codes, les attentes, le processus éditorial, les styles, les genres, etc. particuliers de la LJ. Ce n’est pas un crime et il faudrait même le revendiquer plus fort. Oui, notre lectorat compte pour nous. Oui on pense à lui! Et alors? On ne devrait pas se justifier d’avoir en tête une abstraction d’enfant ou d’ado lecteur quand on écrit un livre dont on sait parfaitement qu’il va être éditorialisé pour enfants ou ados.

——

Voilà j’arrête ce loooooong billet. Allez-y, dites-moi dans les commentaires plein de trucs:

  • Mais les livres qui ‘glissent’ en jeunesse? (L’attrape-coeurs). Mais les livres jeunesse qui ‘glissent’ en adulte? (Le curieux incident du chien dans la nuit). Ca ne veut pas dire que la frontière est poreuse?
Scoop: toute frontière est poreuse.
  • Mais moi je pense qu’il faudrait justement qu’il n’y ait plus qu’une littérature générale que toutes les générations aiment ensemble en même temps dans les mêmes bibliothèques!
Moi aussi j’aimerais bien être tous ensemble.
  • Mais moi je suis auteur/e jeunesse et je ne pense jamais aux enfants! Jamais jamais!
Sauf quand tu les manges avec du beurre.
  • Mais moi ton livre je l’ai donné à ma fille de seize ans et elle a détesté, alors que j’ai quarante-sept ans et j’ai adoré.
Toi et ta fille ne décidez pas à vous seules de ce qui constitue un livre jeunesse ou pas.

Ma conclusion générale tient en une phrase:
Les adultes doivent apprendre a accepter l’existence d’une littérature d’excellence dont ils ne sont pas les destinataires privilégiés.
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